Écrit par : Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris
Frédérique Schillo
04/11/2025
Regards n°1120

Dans les coulisses du cessez-le-feu à Gaza

Comment Trump a fait d’un échec tactique une opportunité diplomatique, mis la pression sur le Hamas tout en tordant le bras de Netanyahou, et porté le cessez-le-feu sur Gaza au rang de plan de paix historique.

Tout le monde en convient : l’attaque israélienne du 9 septembre contre les chefs du Hamas à Doha au Qatar a été le moment de bascule. C’est ensuite que les récits divergent. Pour Netanyahou et son clan, la frappe a tellement terrifié le Hamas, déjà acculé par l’offensive de Tsahal sur Gaza-Ville, mais aussi affolé ses hôtes, qu’il s’est résolu sous la pression du médiateur qatari à accepter un cessez-le-feu et rendre les otages. Au contraire, pour l’équipe Trump, l’attaque de Doha, qui a fait six morts sans d’ailleurs atteindre ses cibles, a convaincu le président américain de mettre la pression sur Israël. « Nous nous sommes sentis un peu trahis », confesse l’envoyé spécial de Trump, Steve Witkoff, dans l’émission phare de CBS 60 Minutes. Et le conseiller et gendre de Trump, Jared Kushner, de renchérir : le président « avait l’impression que les Israéliens perdaient un peu le contrôle de ce qu’ils faisaient et qu’il était temps d’être très fort et de les empêcher de faire des choses qui, selon lui, n’étaient pas dans leur intérêt à long terme. »

Bref, à en croire les Israéliens, la frappe, même ratée, a précipité l’accord ; côté américain, comme l’écrit le fils de Steve Witfkoff, Zach, sur les réseaux sociaux : « Si l’accord a finalement été concrétisé, ce n’est pas grâce à la frappe, mais malgré elle ». Deux récits qui exaltent la force comme outil de négociation, même s’il en émerge une vision différente : Doha signerait pour Netanyahou le triomphe de son adage « la paix par la force ». Pour les Américains, la seule force agissante émane de Trump, capable de faire plier le Hamas et de tordre le bras de son allié israélien. Et il est vrai que Netanyahou a dû céder sur de nombreux points.

Retour en arrière : 9 septembre, au moment de lancer sa frappe sur le Qatar, Israël est surpuissant. En deux ans, il a réussi à opérer un retournement complet, se relevant de la pire attaque de son histoire, qui avait pris de court le renseignement et l’armée, pour enchaîner les victoires dans une guerre multi-fronts. Surpuissant, mais isolé car ses coups d’éclat spectaculaires au Liban, dans le Golan syrien, contre le Yémen et jusqu’au cœur de l’Iran l’ont transformé en puissance déstabilisatrice aux yeux de ses ennemis comme de ses alliés arabes. L’Egypte et la Jordanie sont au bord de la rupture du fait de l’interminable guerre à Gaza et des menaces d’annexion de la Cisjordanie, dont les signataires des Accords d’Abraham font aussi une ligne rouge.

C’est à ce moment que Netanyahou lance l’opération « Sommet du feu » à Doha, quasi seul contre tous. Tsahal exprime ses vives réserves par la voix de son chef d’état-major Eyal Zamir et du général Nitzan Alon, en charge des discussions sur les otages. Le chef du Mossad David Barnea s’y oppose fermement. À tous, il apparait que les risques d’attenter à la vie des 20 derniers otages vivants et de braquer le Qatar l’emportent sur les chances de neutraliser le Hamas. L’attaque sera finalement conduite par le Shin Bet ; par une cruelle ironie de l’histoire, elle était censée redorer son blason après l’échec du 7-Octobre.

« Bibi, tu ne peux pas lutter contre le monde entier »

La suite est décrite par Trump dans son entretien au Time le 23 octobre : « J’ai dit à Bibi : ‘Bibi, tu ne peux pas lutter contre le monde entier’ », explique-t-il. « Je l’ai arrêté parce qu’il aurait continué comme ça. Ça aurait pu durer des années. Ça aurait duré des années. Et je l’ai arrêté, et tout le monde s’est rassemblé quand je l’ai arrêté, c’était incroyable. Et quand il a commis cette erreur tactique, celle sur le Qatar, et c’était terrible, mais en fait, et je l’ai dit à l’émir [Cheikh Tamim ben Hamad Al Thani], c’est l’une des choses qui nous a tous réunis. »

Steve Witkoff, un des artisans de l’accord de cessez-le-feu entre Israël et le Hamas ©Shutterstock

Ainsi Trump a fait du fiasco de Doha une opportunité pour bousculer Netanyahou et encourager le Qatar à faire pression sur le Hamas. Mais il omet une précision de taille : l’attaque ratée de Doha l’a convaincu, lui aussi, de mettre fin à la guerre. Gershon Baskin en témoigne. Le négociateur israélo-américain réputé pour avoir obtenu la libération de Guilad Shalit en 2011 a joué un rôle de médiateur entre Witkoff et le Hamas. Il révèle au site indien The Wire : « Les Israéliens étaient convaincus, et en ont persuadé les Américains, que la pression militaire sur le Hamas et la population de Gaza mettrait à genoux le Hamas, qui se rendrait en agitant un drapeau blanc. Et ce bien que des gens comme moi n’ont cessé de leur dire que le Hamas ne se rendrait jamais et se battrait jusqu’au dernier Gazaoui. » L’attaque de Doha a surpris Washington et fait changer Trump d’avis, poursuit Baskin, car elle a indigné les pays du Golfe où les Etats-Unis ont d’importants liens, sans parler des intérêts de la famille Trump. « Il a décidé que la guerre devait prendre fin à ce moment-là. » Une décision brutale comme en juin lorsque Trump avait sifflé au bout de 12 jours la fin de la guerre contre l’Iran.

Dire que Trump a fait primer ses intérêts au Qatar sur son amitié avec Israël serait erroné. D’autant qu’il sait combien le cessez-le-feu sert les intérêts d’Israël. Néanmoins, c’est bien une humiliation qu’il a infligée à Netanyahou le 29 septembre. Il l’a obligé à appeler Al-Thani depuis le Bureau ovale pour lire une lettre d’excuses dont Politico révèle qu’elle a été préparée par ses équipes en coordination avec des officiels qataris. La photo diffusée par la Maison-Blanche ajoute en cruauté : on y voit Netanyahou mortifié tenant le combiné du téléphone relié par un fil torsadé au boitier posé sur les genoux d’un Trump furibard. Il fallait bien exiger pareille contrition pour regagner la confiance de Doha. Mais Trump est allé au-delà. Il a fait promettre à Netanyahou que Tsahal ne mènerait plus de frappes sur le sol qatari. Et le lendemain, il a signé un décret accordant une garantie de défense sans précédent au Qatar qui s’impose, contre toute attente, comme le grand gagnant de la séquence.

Le 9 octobre, soit pile un mois après la frappe sur Doha, le gouvernement israélien approuvait l’accord de cessez-le-feu conclu à Charm-al-Cheikh avec le Hamas par l’intermédiaire du Qatar, de l’Egypte et de la Turquie. Son succès tient en un oxymore : flou constructif. Car si la première phase du plan en 20 points prévoit la libération immédiate des otages en échange de celle de prisonniers palestiniens, un accès massif à l’aide humanitaire et la fin des combats, la suite est beaucoup moins claire. Il s’agit de construire une paix durable via la démilitarisation de Gaza (point 13), le déploiement d’une force internationale de stabilisation (15), la création d’un « Conseil pour la paix » présidé par Trump avec des personnalités comme Tony Blair en attendant le retour dans l’enclave d’une Autorité palestinienne réformée (9), la mise en place d’un plan de développement économique (10) et « l’ouverture d’une voie crédible vers l’autodétermination et la création d’un Etat palestinien » (19).

Ce qui est clair, en revanche, c’est que l’accord enterre les projets les plus fous. Exit les fanatiques appelant à coloniser Gaza sur fond de nettoyage ethnique : « personne ne sera contraint de quitter Gaza » dit le plan (12) et « Israël n’occupera ni n’annexera Gaza » (16). Fini aussi pour l’heure le plan d’annexion de la Judée-Samarie. Quant au Hamas, il doit renoncer à tout rôle dans l’enclave (13). Pour le reste, c’est assez flou pour que chaque partie ravale ses prétentions et se range à la première phase du cessez-le-feu. Le Hamas l’accepte bien que Tsahal n’ait pas totalement évacué, Israël alors que le Hamas n’est pas désarmé.

C’est peu dire que les deux parties rechignent à mettre en place la suite. Le groupe terroriste exécute à tout va, ce qui pourrait dissuader les Etats membres de la force internationale et torpiller le plan de démilitarisation. Netanyahou de son côté maintient l’illusion d’une possible reprise des combats pour masquer les concessions qu’il a dû faire sur la non-éradication du Hamas, le retour de l’AP, mais aussi l’entrée du Qatar et de la Turquie à Gaza. « Pourquoi es-tu toujours aussi négatif, putain. C’est une victoire, accepte-la ! » lui a crié Trump avant la signature de l’accord selon le site Axios, agacé de le voir hésiter de peur de perdre ses alliés d’extrême-droite. Netanyahou a ensuite renoncé à se rendre au sommet de Charm-al-Cheikh pour éviter d’y croiser Mahmoud Abbas.

Israël, 51e Etat américain 

Alors les Américains emploient les grands moyens. Ils auraient déployé leurs drones à Gaza pour surveiller le cessez-le-feu. A Jérusalem, Trump a inauguré un ballet diplomatique en se rendant à la Knesset le 13 octobre, juste après que les 20 derniers otages vivants sont rentrés en Israël, puis ont suivi Witkoff, Kushner, le vice-président JD Vance et deux fois le secrétaire d’Etat Marco Rubio. Jamais les Israéliens n’avaient subi si grande pression. Le fait qu’elle s’exerce sur le gouvernement le plus nationaliste de l’histoire ne laisse pas d’embarrasser : « C’est du Bibisitting », ironisent les uns, « Israël est devenu le 51e Etat américain », soupirent les autres.

Dans ce contexte, les propos de Trump sur « ce conflit [qui] a nécessité 3.000 ans pour que nous arrivions à l’accord de Gaza » semblent lunaires. Et pourtant, c’est en enchâssant l’accord dans un vaste plan de paix et en rêvant d’y faire entrer l’Arabie saoudite avec l’élargissement des Accords d’Abraham que Trump permet à Israël d’en finir avec une guerre devenue inutile et néfaste, de penser une alternative au Hamas et d’espérer une normalisation régionale. Gageons même qu’il convoite encore le prix Nobel de la Paix en 2026, ce serait la meilleure garantie de maintien du cessez-le-feu à Gaza.

Écrit par : Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris
Frédérique Schillo

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