J’étais à l’Université libre de Bruxelles (ULB) le 23 octobre, jour de grève générale pour la Palestine. L’université n’était pas vraiment bloquée, mais quelle effervescence : keffiehs à perte de vue, voix survoltées pour « la cause », des centaines d’affiches dénonçant le « génocide de Gaza », et des dizaines de stands : du Cercle du Libre Examen à la CGSP, jusqu’à un improbable « Queer for Palestine ». Même paysage sonore, même scansion, même ferveur : une unanimité qui se nourrit de slogans ânonnés et vides de sens.
Au cœur des bêtises accusatoires : la mise en… examen de la rectrice de l’ULB, Annemie Schaus, celle-là même qui, à tort ou à raison, est soupçonnée au sein de notre communauté de parti-pris anti-israélien. Sous quel motif ? Celui d’avoir fait appel de la décision rendue par la commission de discipline à l’encontre de cet étudiant qui s’était plu à molester, voilà plus d’un an, le co-président de l’UEJB. Un tract, signé par la presque totalité des cercles étudiants, la somme de « cesser de s’acharner contre la solidarité », bref d’« instrumentaliser l’antisémitisme ». C’est qu’il ne s’agissait que d’une simple « altercation » (sic) survenue à la suite d’une « provocation symboliquement violente » (re-sic).
Pour qui s’en souvient cette « provocation symboliquement violente » n’était autre que l’arrivée inopinée dudit co-président sur le parking de l’ULB, situé malencontreusement en face du bâtiment occupé par les activistes propalestiniens. Mais qu’y faisait-il ? Rejoindre sa voiture pour rentrer chez lui, parbleu ! Assurément la provoc du siècle. Non sans raison et courage, Annemie Schaus, estime que cette agression est « nécessairement antisémite parce qu’elle visait un membre d’une organisation juive ».
Et c’est précisément, cela même qu’on lui reproche : d’appeler une chose par son nom. Par ce tract, les activistes propalestiniens se sont dévoilés. Une fois encore, le lexique de la justice sociale a servi de paravent à une mise en accusation rituelle où la « solidarité » fanatique tient lieu de preuve et où l’appel au droit et à la raison devient scandale. Comment expliquer cette fièvre palestinienne qui dépasse le cadre de l’ULB, qui frappe de l’extrême-droite à l’extrême-gauche en passant par l’extrême-centre ? Si la légitimité de la cause palestinienne ne fait aucun doute, la passion qui l’anime pose question eu égard les drames qui se jouent ailleurs dans le monde et qui ne mobilisent personne. Congo, Chine, Russie, Syrie, Soudan, Yémen ? R.A.S. ! Comment comprendre cette ferveur quasi religieuse de cercles étudiants pourtant laïques et progressistes, y compris féministes et LGBTQ+, à un mouvement clérical-fasciste qui réprime ou exécute les « déviants » palestiniens qu’ils soient politiques ou sexuels ? Je laisse de côté les massacres du 7-Octobre et les viols systématiques commis contre des femmes israéliennes, trop souvent minimisés, sinon honteusement approuvés, dans un bouleversant schéma de renversement moral. À mes yeux, une seule explication tient la route, précisément celle que le tract conteste : ce rejet des Juifs qui structure depuis des siècles tant la psyché chrétienne que musulmane. Oui, il existe en Cité chrétienne comme musulmane une « fragilité blanche » (« Goy » ?) à l’égard de ces Juifs tueurs de Dieu ou de prophète, ce qui les voue, encore et toujours, au rôle d’objets légitimes de haine. C’est une évidence : les Juifs se retrouvent, une fois encore, au cœur d’une panique morale déferlante.
Le concept de panique morale, que m’a soufflé la sociologue Eva Illouz, a d’abord été formulé par Stanley Cohen puis systématisé par Erich Goode et Nachman Ben-Yehuda. Il désigne une peur collective disproportionnée et/ou un processus par lequel une société érige un danger symbolique pour réaffirmer sa cohésion et son ordre moral. Y contribuent des médias qui surjouent l’indignation (voir le dernier rapport de l’institut Jonathas sur le 7 octobre dans les médias belges) ; des acteurs et des entrepreneurs de morale qui interviennent pour attiser la haine et pousser à l’action (cf. nos « héros » enflottillés) ; des politiques qui diabolisent sans retenue le groupe ciblé, créant un consensus sur la nécessité d’agir contre lui. Des exemples ? La chasse aux Juifs tout au long du Moyen-Âge, aux femmes dites sorcières peu de temps après, ou encore aux communistes aux temps du maccarthysme. Cette grille de lecture éclaire la mutation que l’on constate à l’égard d’Israël depuis le 7-Octobre. D’objet de critique politique légitime, l’Etat juif est devenu aujourd’hui la figure du mal absolu. Le débat cède la place à une essentialisation des Israéliens et par extension des Juifs désignés comme « racistes », « coloniaux purs », « génocidaires » et pire encore « négationnistes ». À la clef, un lexique chargé de mots-totems (« apartheid », « nazification », « génocide ») dont la fonction est moins d’informer que de pousser à l’idée d’une nécessaire destruction de cet Etat décidément de trop. Dans l’université, dans les institutions culturelles, dans les différents parlements manifester son hostilité à Israël devient un rituel de pureté civique. Israël est devenu l’absolu du mal. On ne discute plus des faits ; on exige des signes d’allégeance, ce qui pousse de nombreux Juifs à se taire ou, dans la panique, à se convertir à la religion du jour. Cette configuration antisioniste remplit la fonction que lui attribue Ben-Yehuda : donner au collectif l’illusion d’une cohésion retrouvée par la désignation d’un coupable symbolique et la promesse d’une purification par sa destruction.
Evidemment, l’antisémitisme ne se réduit pas au phénomène de panique morale. S’il peut déclencher à certains moments des crises de ce type, l’antisémitisme est d’abord une idéologie et une constellation de croyances. Les paniques morales en sont les crêtes ; l’antisémitisme structurel en est la houle de fond.







