Très tôt lucide sur la montée du nazisme et ses conséquences, la vie dissolue et l’œuvre méconnue du fils de Thomas Mann sont racontées par Gilles Collard dans Klaus, Une vie antifasciste (Flammarion). Une biographie dense aux leçons très actuelles.
Chez les Mann, si l’on connait l’œuvre magistrale du père Thomas, grand défenseur de la bourgeoisie auréolé du Nobel de Littérature en 1929, on omet régulièrement celle de son fils Klaus, figure tragique en quête d’émancipation intime et politique, « fils de » aussi doué qu’enjoué. Ce dernier, fin décrypteur de son siècle tragique, n’aura eu de cesse d’alerter ses semblables sur l’imminence du danger nazi, avec la préscience qu’adviendrait là non pas un grand reset salvateur et purificateur de la nation allemande mais bien sa tâche indélébile, son abysse incontournable. Klaus Mann (1906-1949) n’est pas seulement le membre tragique et souvent négligé d’une des plus grandes dynasties littéraires européennes, il est, comme le démontre brillamment Gilles Collard, l’incarnation d’une génération perdue et la figure d’un antifascisme qui fut d’abord et avant tout conçu comme un mode de vie plutôt qu’un fait politique.
Dense et docte biographie que signe là Collard, par ailleurs fondateur de la revue Pylône et professeur de philosophie à l’ENSAV-La Cambre à Bruxelles. En Klaus Mann, l’auteur trouve une fascinante possibilité de décryptage littéraire. C’est en effet dans une vie courte et intense, débutée par une jeunesse brulante et débridée que commence la vie de Mann. Moderne à souhait, le jeune intellectuel rejette très tôt l’idée de roman d’apprentissage qui verrait un cheminement logique et une trame bourgeoise dans chaque vie d’homme. Chez Mann, rien n’est linéaire. Rien n’est automatique. L’intensité créatrice se mêle à l’idée de fragilité. Tout tient à un fil : l’identité sexuelle, le corps que l’on expose à tous types de plaisirs mais aussi d’excès, la survie politique… C’est dans le période charnière de la République de Weimar, restée dans les mémoires historiques pour sa fragilité servant de prémices à l’essor nazi, que grandit Klaus Mann, romancier précoce, dramaturge, critique, touche-à-tout explorant sans tabou les sexualités homosexuelles et l’éventail de mœurs nouvelles qui se dévoile en cette époque d’entre-deux. Des expériences vécues entre ombre et lumière dont l’artiste tire des œuvres qui suscitent régulièrement scandale et réprobation au sein de la bonne société. Selon la formule frappante de Collard, en dépit de son suicide après-guerre, notre héros fragile était un « condamné à vivre », autrement dit un esprit qui ne séparait jamais la démesure artistique de l’exigence morale. Il y trouvait certainement là son moteur mais également son tourment jamais résolu.
Exil et éthique de l’intégrité
Tout au long de sa vie, Mann fils tient un journal intime dans lequel il documente lieux, rencontres, sorties et lectures. La biographie est ainsi parcourue de scènes vécues racontées avec force détails, telle cette traversée « impuissante et écœurée » d’un pays dont les paysages sont désormais « souillés par les drapeaux à la croix gammée ». Les mots ne laissent jamais place au doute : il y voit une véritable « défiguration de l’Allemagne ». Au fil des pages, il est également question d’un roman, Méphisto, publié en 1936 via une maison d’édition basée à Amsterdam. L’itinéraire d’un comédien arriviste cédant par intérêt personnel aux sirènes du nouveau régime. Une histoire d’ambition et de compromission sur fond de faiblesse de la République de Weimar. « La carrière de Méphisto est édifiante et à l’image des questions que l’œuvre de Klaus Mann continue de poser jusqu’à aujourd’hui », écrit Collard. « Comment se fait-il que le livre d’un auteur qui fut un des premiers à entamer le combat antinazi en exil se voit interdit après la Libération, alors qu’il ne fait que portraiturer l’attitude d’un artiste qui choisit rester auprès de puissants criminels ? L’inverse aurait été attendu. Et cette inversion des valeurs durant l’après-guerre n’a cessé de me préoccuper depuis, comme si s’ouvrait à partir de cet exemple précis une manière de relire le siècle pour y trouver des manières de lire notre présent. » Klaus Mann a quitté l’Allemagne en mars 1933, au lendemain de l’incendie du Reichstag, n’a pourtant rien d’une fuite. Il constitue au contraire un acte fondateur de résistance. Avec des conséquences à la clé : déchu de sa nationalité allemande en 1934, il devient un apatride, un voyageur perpétuel entre Paris, Amsterdam et New York. Cette errance devient dès lors son champ de bataille tandis que son pays natal devient un lointain souvenir. Une vie faite d’éclat et de replis, libre, sincère et courageuse menée loin des conventions.






