Après lui, ce devait être le déluge. Le « Roi Bibi » Netanyahou promettait la ruine à ses successeurs. Son départ devait plonger le pays dans une crise sans fond, miné de l’intérieur et incapable de faire entendre sa voix sur la scène internationale. Lui avait si puissamment incarné la diplomatie israélienne durant tant d’années – de « M. Sécurité » alertant sur l’Iran dès le début des années 1990 jusqu’à l’architecte des Accords d’Abraham – que certains se sont laissés convaincre par son discours apocalyptique.
Et pourtant, le gouvernement Bennett-Lapid tient bon la barre. Il est au travail, appliqué, moins bruyant que Bibi qui n’aimait rien tant qu’ouvrir le JT de 20 heures, mais efficace. Après cent jours au pouvoir, Israël est apaisé, plus stable, prêt à se doter enfin de son premier budget en trois ans. Les alliances ne se sont pas évanouies. Les Accords d’Abraham signés avec les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan ont survécu au départ de Netanyahou comme ils l’avaient fait à celui de Trump, passant même le test de la guerre à Gaza [voir encadré].
Souffle nouveau
Mieux, la chute de Netanyahou a libéré les énergies en politique étrangère. Quand ce dernier mettait un soin jaloux à barrer la route à ses ministres, Naftali Bennett ne craint pas de déléguer. Ainsi, avec Bahreïn : Netanyahou exigeait d’y effectuer une visite, sinon rien. Quatre fois il a annoncé sa venue. Et quatre fois il l’a annulée sous des motifs divers, si bien qu’en un an, la normalisation des relations avec ce royaume du Golfe n’avait pas été honorée. Cet automne, le chef de la diplomatie Yaïr Lapid est le premier ministre israélien à se rendre à Bahreïn.
Depuis son arrivée, le duo Bennett-Lapid mène une diplomatie inventive et forte. Sur la forme, le changement est net : le ministère des Affaires étrangères, si longtemps méprisé, sous-financé, négligé au point que le contrôleur de l’Etat s’était ému des « conditions déplorables » des représentations à l’étranger, est à nouveau dans la boucle. La machine diplomatique est relancée avec aux manettes Lapid qui multiplie les déplacements, visiblement pressé de faire oublier Bibi. En trois mois, il a visité Bruxelles, Rome, Amman, Moscou, renoué avec la Suède après sept ans de silence, fait un voyage historique dans les Emirats pour inaugurer l’ambassade d’Israël à Abu Dhabi et le consulat à Dubaï et s’est envolé à Rabat avec une délégation ministérielle ; une première depuis 20 ans.
Sur le fond, on est dans la continuité stratégique dominée par l’axe américain et la recherche d’alliances de revers dans le monde arabe pour contrer la menace iranienne. Avec une nuance majeure : la volonté d’apaiser les alliés historiques. A commencer par les Etats-Unis. Lors de sa rencontre avec Joe Biden à la Maison Blanche fin août, Bennett a prôné « un nouvel esprit de coopération », bipartisan et conciliant, y compris sur le nucléaire iranien, à cent lieues des provocations antidémocrates d’hier. Le choix du modéré Mike Herzog comme ambassadeur à Washington va dans ce sens : le frère de l’actuel président de l’Etat d’Israël, brigadier général à la retraite, a été négociateur dans les discussions de paix avec les Palestiniens en 2013-2014.
Réparer le lien avec la Jordanie et l’Egypte
Dans cette logique, la priorité au Moyen-Orient était de réparer l’alliance historique avec Le Caire et Amman, très abîmée sous Netanyahou. « Israël avait l’habitude d’accepter notre « paix froide » avec l’Egypte et la Jordanie comme une fatalité » ; une « diplomatie pessimiste » et « paresseuse » fustige Lapid dans une tribune parue fin septembre dans Haaretz. Dans le cas de la Jordanie, les relations étaient si glaciales que l’ambassade israélienne est restée fermée plusieurs mois en 2018 et que le roi Abdallah n’a pas renouvelé les baux sur deux terrains à la frontière israélienne, dont Naharayim, « l’île de la paix ». Tout un symbole. En mars 2021 encore, il refusait le survol de son territoire à Israël. Il fallait donc urgemment rétablir la confiance, et ce au plus haut niveau. Dès après sa prise de fonction, Bennett a rencontré secrètement Abdallah en son palais. Dans la foulée, plusieurs contrats sur le commerce et l’eau étaient signés par Lapid à Amman. Le 4 septembre, le président Herzog révélait avoir aussi rencontré en secret le roi quelques jours auparavant, témoignant du réchauffement de la relation bilatérale : « La Jordanie est un pays très important. J’ai un immense respect pour le roi Abdallah, un grand leader et un acteur régional important ».
Avec l’Egypte, non seulement les contacts sont rétablis en haut lieu, mais cela s’est fait avec tambours et trompettes. Invité par le président Sissi le 15 septembre à Sharm-al Sheikh pour la première visite officielle d’un Premier ministre israélien depuis le Printemps arabe, Bennett a eu droit à tous les égards : réception à l’aéroport par les ministres des Affaires étrangères et du Renseignement, couverture enthousiaste des médias égyptiens, photo officielle devant le drapeau à l’étoile de David, assorti au bleu de la cravate du maréchal. Les deux hommes ont évoqué le danger iranien et l’influence turque en Méditerranée. Bennett a sollicité la médiation de l’Egypte à Gaza pour parvenir à un calme durable avec le Hamas, tandis que Sissi a demandé celle d’Israël auprès de l’Ethiopie dans le dossier du barrage controversé sur le Nil. Signe que les temps changent, EgyptAir ouvre en octobre une liaison directe entre Le Caire et Tel-Aviv.
De la paix au Moyen-Orient
Un moment, les Accords d’Abraham ont paru sur la touche, si intimement liés à Trump que son successeur rechignait à les honorer. Finalement, l’anniversaire a été célébré le 15 septembre lors d’une série d’événements, du plus étonnant (l’interview-marathon du porte-parole du ministère des Affaires étrangères israélien, 15 heures durant avec 99 interlocuteurs) au plus solennel : le sommet en ligne réunissant le Secrétaire d’Etat américain et ses homologues signataires des Accords. Absent, le Soudan a cependant envoyé un représentant à la cérémonie organisée par Jared Kushner.
Impossible pour Israël de délaisser ces Accords, véritable « paix chaude » au Moyen-Orient dont les fruits se récoltent déjà en espèces sonnantes et trébuchantes. Le commerce avec les signataires a bondi de 234% en un an, passant avec les Emirats de 51 à 614 millions de dollars (soit deux fois plus que la Jordanie et l’Egypte réunies).
Surtout, ces nouveaux Accords comme ces alliances historiques dessinent le même axe pro-américain tourné contre l’Iran. Se rapprocher d’Israël garantit aux pays arabes de gagner les faveurs de Biden, par ailleurs infiniment plus regardant sur les droits de l’Homme que Trump. Pour tous, c’est l’assurance de contenir la menace iranienne au moment où les Américains réduisent leur présence dans la région. On comprend que Bennett, qui ambitionne de faire d’Israël un acteur régional, ait salué les Accords comme « un nouveau chapitre révolutionnaire de l’histoire de la paix au Moyen-Orient ».