C’est un regard d’humaniste qu’il porte sur ce dont il a été témoin et victime. Il se souvient ainsi de ce Juif polonais, Rappoport, qui apprit la médecine en Italie. Il est dans le camp comme chez lui, parfaitement à l’aise. Il y vit et survit fort bien, au moyen de sa ruse et de sa violence. Il vit là « comme un tigre dans la jungle ». Il se trouve qu’il avait de la sympathie pour les Italiens et les épargnait… Pas de jugement de la part de Primo Levi, pas d’imprécations. Il dit les choses comme au cours d’une conversation amicale. Et l’effroi n’en est que plus considérables sur nous, lecteurs. A la fin de la nouvelle, une intuition suggère à l’auteur que ce Rappoport n’a pas survécu à Auschwitz. Nous n’en saurons pas davantage. Mais ce personnage sans scrupules qui, dans le camp, avait de grands pouvoirs, Levi le “sauve” en lui consacrant quelques pages, sans le juger. Le texte le plus bouleversant est celui où Primo Levi relate sa rencontre à l’usine de Buna d’un « collègue » chimiste comme lui, un civil Allemand pas bien méchant, un certain Doktor Müller, employé de l’entreprise IG-Farben, utilisant les déportés comme esclaves. Il se trouve qu’après la guerre, pour des raisons techniques et de façon fortuite, Primo Levi entrait à nouveau en contact avec ce « brave » Allemand. Jusqu’où allait, à l’époque, quand il travaillait à Buna-Monowitz, à quelques kilomètres d’Auschwitz-Birkenau, sa connaissance de l’extermination des Juifs ? Et aujourd’hui quel regard jette-t-il sur ce passé ? Primo Levi ne cherche nulle vengeance. Mais il aimerait malgré tout, c’est la moindre des choses, que ce Doktor Müller reconnaisse à ses compatriotes la nécessité d’un minimum de repentir. Ainsi, une fois encore, Primo Levi s’attarde-t-il sur une réflexion constante chez lui : la question de la « zone grise » : ces gens pas vraiment monstrueux, mais qui, par lâcheté, permettent au Mal d’advenir. Cette « zone grise » sévissait au Lager, comme, aujourd’hui, autour de nous.
Primo Levi, Auschwitz, ville tranquille, traduit de l’italien, préface de René de Ceccatty, Albin Michel, 200 p.