Juifs et noirs à nouveau unis contre le racisme ?

Nicolas Zomersztajn
Suite à la mort de George Floyd, la communauté juive des Etats-Unis a exprimé sa solidarité envers la population noire du pays. Insistant sur le rôle majeur des Juifs dans la lutte pour les droits civiques durant les années 1950 et 1960, les organisations juives américaines se positionnent clairement contre le racisme dont sont victimes les noirs américains, et ce, en dépit des tensions parfois vives entre les deux communautés.
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La dénonciation du racisme est rapidement devenue le principal levier de mobilisation au sein de la communauté juive américaine suite au meurtre de George Floyd. Le communiqué publié le 2 juin 2020 par l’American Jewish Committee (AJC), la doyenne des organisations représentatives juives américaines (1906), s’inscrit pleinement dans cette tendance. Après avoir déclaré qu’elle est « solidaire de tous ceux qui ont manifesté pacifiquement contre le racisme à la suite du décès de George Floyd », elle a mis en ligne sur son site un entretien que lui a accordé l’historien noir Lonnie G. Bunch, le premier directeur du Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines de Washington, qui a expliqué que les communautés juive et noire, qui se trouvent parfois dans des camps opposés lorsqu’il s’agit d’Israël, sont confrontées à des ennemis communs, comme le racisme de l’extrême droite. « Nous devons nous souvenir de ce que nous avons en commun et montrer clairement que, grâce à une unité commune, nous pouvons provoquer de profonds changements », a-t-il déclaré. L’autre principale organisation représentative de la communauté juive, l’American Jewish Congress, a pris soin de rappeler son engagement actif dans la lutte pour les droits civiques dans le communiqué qu’elle a publié : « Depuis sa création en 1918, notre organisation a été à l’avant-garde de la lutte pour la justice et l’égalité. Pendant le mouvement pour les droits civiques, le Congrès juif américain a défilé aux côtés de représentants de la communauté afro-américaine et d’autres communautés pour défendre les droits civils, l’égalité économique et la fin du racisme ».

Alliés dans la lutte pour les droits civiques

La plus ancienne organisation juive américaine de lutte contre l’antisémitisme et le racisme (1913), l’Anti-Defamation League a témoigné sa solidarité envers la communauté noire en dénonçant « le racisme systémique, l’injustice et l’inégalité qui appellent un changement systémique ». Et avant de conclure, elle invoque la mémoire du rabbin Abraham Heschel, grande figure juive de la lutte pour les droits civiques ayant défilé à Selma aux côtés de Martin Luther King en mars 1965 : « Pendant l’ère des droits civiques, le rabbin Abraham Heschel a rejoint Martin Luther King, Jr. dans sa marche de Selma à Montgomery en Alabama. Le rabbin Heschel a déclaré après coup : « J’ai prié avec mes pieds ». Nous, en tant qu’individus et communautés, continuons leur marche aujourd’hui ». Immortalisée par des photos de presse, cette marche menée par des pasteurs noirs et des rabbins est devenue le symbole de l’alliance entre Juifs et noirs dans la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis.

Symbole fédérateur puissant, le combat en faveur de la libération des noirs de l’oppression raciale constitue un chapitre important de l’histoire des Juifs des Etats-Unis. Des organisations et des philanthropes juifs ont déployé des efforts considérables pour financer et aider les plus importantes organisations de défense des droits civiques aux Etats-Unis, comme la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), la Southern Christian Leadership Conference (SCLC) et le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC). Mais il n’y a pas que le soutien financier et organisationnel. Les Juifs ont milité activement : ils représentaient ainsi la moitié des jeunes qui ont participé à la campagne de l’Eté de la liberté dans le Mississippi en 1964. Le rôle des juristes juifs a également été déterminant dans les grands procès menés contre la ségrégation raciale ainsi que dans l’adoption des lois mettant fin à la ségrégation en 1964 et en 1965. Souvent présentée comme une « alliance naturelle » entre deux minorités opprimées et victimes d’exclusion, cette coalition inédite a surtout permis aux Juifs américains de maintenir l’expression de leur identité juive et leur attachement aux valeurs du judaïsme tout en s’affirmant comme des citoyens américains se réclamant des idéaux des Pères fondateurs.

Cliché du Juif profiteur

Si cette rencontre entre Juifs et noirs aux Etats-Unis s’est produite dans un contexte fédérateur de luttes communes, elle n’est pas pour autant dénuée d’ambigüité ni de malentendus. Le monde juif a pu apparaitre pour les noirs américains à la fois comme un pôle d’identification d’une minorité opprimée capable de maintenir son identité tout en luttant pour s’élever dans la société, et un pôle de ressentiment et de rejet d’une minorité dont l’ascension sociale et l’intégration à la société américaine représentent de manière parfois criante tout ce qui est inaccessible pour les noirs. La réussite sociale des Juifs américains crée un rapport antagoniste et place progressivement ces derniers dans une position de boucs émissaires des frustrations noires. Du cliché du Juif doué en affaires à celui du Juif profiteur du « système », le pas est vite franchi vers la diabolisation de celui-ci en tant qu’agent de la domination blanche et de l’oppression des noirs.

Cette vision péjorative des Juifs dans l’imaginaire noir n’a rien d’anecdotique dans les dissensions qui apparaissent à partir de la fin des années 1960 et demeurent encore vivaces aujourd’hui. Pour les militants du Black Power, les Juifs font partie du groupe dominant des blancs et bénéficient du « privilège blanc ». Cette radicalisation a pour conséquence de rejeter progressivement la coopération des white liberals (progressistes blancs) surreprésentés par les Juifs et de favoriser des discours hostiles à leur égard. L’article « Les noirs sont antisémites parce qu’ils sont anti-blancs », publié par l’écrivain noir James Baldwin dans le New York Times du 9 avril 1967, illustre de la manière la plus troublante ce phénomène. Enfin, l’identification des militants noirs aux luttes révolutionnaires du Tiers Monde et leur soutien inconditionnel à la lutte des Palestiniens contre Israël ne font qu’accroître le fossé entre eux et la communauté juive américaine.

Même si les Juifs des Etats-Unis demeurent majoritairement favorables aux Démocrates et sont sensibles aux questions de discrimination raciale, d’injustice et d’inégalité, ce constat n’efface pas la réalité des relations compliquées entre Juifs et noirs. Ce malaise peut s’aggraver au sein des communautés juives visibles, orthodoxes et ultra-orthodoxes, vivant dans les mêmes quartiers que les noirs. Au sein de ces communautés juives, les craintes face aux violences croissantes des manifestations actuelles ont des fondements réels. Les émeutes et les violences anti-juives de Crown Heights suite à un accident de la route au cours duquel des Juifs Loubavitch ont causé la mort d’un jeune noir en 1991 et la tuerie de quatre personnes dans une épicerie casher commise en décembre 2019 par un couple de noirs accusant les « Juifs de contrôler le gouvernement » sont autant d’incidents graves qui nourrissent l’inquiétude des Juifs.

Nécessité d’une coalition

La question de la refondation d’une alliance ou d’une coalition unissant Juifs et noirs dans un même combat contre le racisme suscite de nombreux débats parce qu’elle s’impose comme une nécessité pour de nombreux militants et observateurs. Dans une tribune publiée le 3 juin dernier dans le magazine juif américain en ligne Tablet, le philosophe Michael Walzer donne le ton en précisant que « sans la création de coalitions, l’organisation et la participation de tous les milieux de la vie américaine, ni Black Lives Matter ni aucun autre groupe de protestation ne produira le changement espéré ». Rappelant que seules des coalitions de classes et de races ont élu des présidents démocrates -Johnson, Carter, Clinton et Obama- et ont produit des progrès aussi essentiels que la déségrégation, l’accès à des soins de santé abordables, l’assurance maladie et l’assouplissement des lois sur l’immigration, il souligne à plusieurs reprises que les noirs ne gagneront jamais seuls.

En dépit des déclarations outrancières de Black Lives Matter, le principal mouvement dénonçant les violences policières, lors de la publication de sa plate-forme en 2016 dans laquelle il décrit Israël comme un « Etat d’apartheid » commettant un « génocide contre le peuple palestinien », et soutient la campagne BDS de boycott d’Israël, les organisations représentatives de la communauté juive américaine n’ont pas hésité, suite à l’assassinat de George Floyd, à se solidariser activement avec la communauté noire, s’efforçant ainsi de ressusciter cette coalition tant espérée. Consciente des risques de dérives antisémites de certaines formes de militantisme noir, la communauté juive américaine a fait le choix courageux et cohérent de se montrer fidèle à ses engagements progressistes. Elle a sûrement gardé à l’esprit qu’elle ne peut s’estimer en sécurité si les droits et la dignité des autres minorités ne sont pas garantis. Cette leçon de l’histoire vaut peut-être pour toutes les minorités vulnérables, mais sûrement un peu plus pour les Juifs, où qu’ils se trouvent.

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