Près de 70 ans après le discours de réception du prix Nobel d’Albert Camus dans lequel il évoque la responsabilité de l’écrivain, la prise de position de David Grossman face à Gaza interroge. En employant récemment le terme « génocide », l’écrivain israélien exprime une douleur profonde mais suscite le malaise et un débat sur la justesse des mots. Car l’écrivain, entre compassion et rigueur, demeure dépositaire de la vérité.
Le 10 décembre 1957, Camus prononce son discours de réception du prix Nobel à Stockholm. À cette occasion, il expose sa réflexion sur le rôle de l’écrivain et l’idée qu’il se fait de son art en soulignant que l’écrivain n’a pas d’autre choix que d’être au service de la vérité et de la liberté, au risque d’y laisser sa tranquillité. Il affirmait également que « le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’Histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Sinon, le voici seul et privé de son art. » Cette formule, devenue célèbre, fixait une exigence : l’écrivain, dépositaire de la parole, doit la protéger contre le mensonge et la servitude en l’offrant aux victimes et non aux puissants.
Presque 70 ans plus tard, ces mots résonnent avec une intensité particulière face à la guerre à Gaza et aux prises de position de l’écrivain israélien David Grossman. Reconnu pour son talent, son engagement en faveur de la paix et de la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël, David Grossman a récemment employé le terme de génocide pour qualifier la situation à Gaza. Dans un entretien accordé à Francesca Caferri, le 1er août au journal italien La Repubblica, il affirme que « Pendant de nombreuses années, j’ai refusé d’utiliser le mot ‘‘génocide’’. Mais aujourd’hui, je ne peux plus m’en empêcher, après ce que j’ai lu dans les journaux, les images que j’ai vues, et les témoignages que j’ai reçus de personnes qui étaient sur place. Mais vous voyez, ce mot est principalement employé pour donner une définition ou dans un cadre juridique. Moi, je veux parler en tant qu’être humain né au cœur de ce conflit, dont toute la vie a été marquée par l’occupation et la guerre. Je veux parler comme quelqu’un qui a tout fait pour éviter de qualifier Israël d’Etat génocidaire. Et maintenant, avec une immense douleur et le cœur brisé, je dois admettre que cela se déroule sous mes yeux. ‘‘Génocide’’, ce mot est comme une avalanche : une fois prononcé, il ne cesse de prendre de l’ampleur, emportant avec lui encore plus de destruction et de souffrance. »
Cri de douleur
David Grossman n’est pas n’importe qui : il est l’un des écrivains israéliens les plus respectés, un père qui a perdu son fils Uri lors de la guerre du Liban en 2006. Il connaît le deuil et la douleur personnelle, ce qui donne à son discours un poids émotionnel très fort. Contrairement à certains intellectuels ou académiques israéliens, David Grossman ne s’est pas mis à utiliser le terme « génocide » par opportunisme ni par volonté de plaire à une sphère intellectuelle et culturelle occidentale propalestinienne. C’est un cri de douleur et de conscience. Il parle comme un homme qui aime profondément Israël mais qui est affligé par sa dégradation morale. Ce n’est pas une provocation, mais un signal d’alarme, un moment de conscience historique et morale d’un écrivain profondément engagé qui ressent un désespoir profond devant ce qu’il voit à Gaza.
Nul ne peut nier l’ampleur de la tragédie qui se déroule à Gaza. Les destructions massives, les morts innombrables, les souffrances infligées à des centaines de milliers de civils constituent des crimes qui interpellent la conscience du monde. Mais lorsque David Grossman parle de génocide à propos de Gaza, il heurte de plein fouet la responsabilité de l’écrivain telle que Camus la concevait. C’est effectivement aujourd’hui et face à Gaza que l’interrogation camusienne s’impose : quel est le rôle de l’écrivain lorsqu’il nomme la souffrance ? Jusqu’où peut-il aller dans la force de l’indignation et de la colère sans sacrifier la justesse des mots ? Car si la mission de l’écrivain est de nommer la souffrance, elle est aussi d’empêcher la langue de se corrompre par l’excès ou la confusion. Le mot « génocide » n’est pas un mot comme les autres. Ce n’est pas qu’un concept juridique : il est chargé historiquement et symboliquement. L’utiliser à contre-emploi, c’est risquer de dénaturer la vérité, de brouiller les repères, d’affaiblir même la possibilité de juger équitablement les crimes qui se commettent. Car le génocide désigne précisément l’extermination totale d’un peuple sans autre finalité que sa disparition, comme ce fut le cas pour les Arméniens, les Juifs d’Europe ou les Tutsis du Rwanda.
Diluer cette notion dans d’autres contextes, aussi tragiques soient-ils, c’est fragiliser la vérité historique et affaiblir même la cause de ceux que l’on veut défendre. L’objectif du gouvernement israélien a d’ailleurs été clairement énoncé par nombre de ses ministres à plusieurs reprises : l’épuration ethnique. Il ne s’agit pas d’exterminer la population palestinienne de Gaza mais de l’expulser par la force et réoccuper ce territoire afin de le rendre « ethniquement pur ». Comme le souligne très justement Yann Jurovics, professeur de droit et juriste auprès des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, « Le gouvernement israélien, aussi criminel soit-il, se satisferait que les Palestiniens de Gaza aillent s’installer en Jordanie ou ailleurs. On est dans une politique violente, répréhensible, moralement horrible, condamnable. Mais pas dans le génocide. »
Camus le pressentait déjà lorsqu’il avertissait que l’écrivain devait « nommer justement » et se méfier des mots trop grands, qui finissent par écraser la réalité au lieu de l’éclairer. Même David Grossman, avec son exceptionnelle sensibilité, perçoit le danger de l’utilisation instrumentale et paroxystique de l’anathème « génocide » qui, depuis le lendemain du 7-Octobre, est utilisé en Occident. Ainsi, dans l’entretien qu’il a accordé à La Repubblica, il prend soin de préciser : « Nous devons trouver le moyen de sortir de cette association entre Israël et le génocide. Avant tout, nous ne devons pas permettre à ceux qui ont des sentiments antisémites d’utiliser et de manipuler le mot ‘‘génocide’’ ».
Crainte de banalisation du terme
Plus que quiconque, David Grossman sait le prix de la guerre. Son œuvre entière témoigne d’un combat pour la réconciliation et pour la vie. C’est précisément pourquoi son emploi du terme « génocide » inquiète. Parmi les Israéliens et les Juifs de diaspora opposés à la politique du gouvernement Netanyahou, on retrouve une crainte forte de banaliser ce terme, de peur qu’il ne soit instrumentalisé politiquement ou mal interprété dans un contexte chargé d’histoire et de mémoire collective. C’est ce qu’exprime admirablement Liliana Segre, rescapée d’Auschwitz-Birkenau et sénatrice italienne dans un entretien accordé à La Repubblica, publié le 2 août 2025 dans lequel elle commente les propos de David Grossman : « Si en Israël, le problème est de s’arrêter au bord du gouffre, ici en Europe, le problème est double : aider les Israéliens et les Palestiniens qui risquent de sombrer dans ce gouffre, mais en même temps, ne pas laisser se propager ici la barbarie culturelle qu’engendre un engagement aveugle dans l’un ou l’autre des deux camps les plus extrêmes. C’est pourquoi je me suis toujours opposée et je continue de m’opposer à l’utilisation du terme génocide, qui n’a rien d’analytique, mais beaucoup de vindicatif. C’est se décharger de la responsabilité historique de l’Europe, inventer une sorte de contrepoids absurde, renverser sur les victimes du nazisme les fautes de l’Israël d’aujourd’hui, dépeint comme un nouveau nazisme. »[1] Cette réaction illustre bien le malaise de ceux qui entendent se maintenir sur la ligne de crète où l’on se montre impitoyable envers la politique gouvernementale israélienne tout en considérant l’usage du mot « génocide » comme excessif, étranger à un dialogue constructif et porteur de dérives rhétoriques.
Si nous admettons que dans la démarche de David Grossman le cheminement est plus important que son aboutissement (accusation de génocide), nous pouvons toutefois lui adresser une interpellation fraternelle en lui disant que ses mots comptent et que sa voix est entendue à travers le monde. C’est pour cette raison qu’il doit sans cesse garder à l’esprit la leçon de Camus selon laquelle la première responsabilité de l’écrivain est de préserver la vérité. Ce n’est donc jamais manquer de compassion ni de courage que de refuser l’excès. Au contraire, c’est donner plus de force au noble combat qu’il mène pour la paix et la dignité de tous.







