Le Féminisme est dans la barbe

Sarah Borensztein
Ouvrir les institutions religieuses aux femmes et leur donner un maximum de visibilité donnera une certaine vitalité au monde religieux et lui permettra aussi de mieux lutter contre le sexisme et la misogynie. Femmes imams, femmes rabbins… Et si, finalement, le vrai féminisme était dans la barbe ?
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Il est intéressant d’observer les réactions parfois très virulentes que provoque une femme lorsqu’elle tente d’investir, en tant que sujet, le monde religieux. La femme imam, Kahina Bahloul, qui a publié cette année son livre Mon islam, ma liberté (Ed. Albin Michel), émerge depuis quelques mois dans les médias français. Un petit tour d’horizon des remarques ou insultes qui fleurissent sur la Toile à chaque article ou interview la concernant donne vite la déprime. Mais quoi de très étonnant, finalement. Les femmes rabbins ne suscitent pas non plus un enthousiasme démesuré chez certains « barbus » juifs. Et comme chacun le sait, s’il y a déjà des femmes pasteurs, la possibilité de voir apparaître des femmes prêtres reconnues, ou même Pape, est fortement compromise par la structure ecclésiastique – notons l’exception médiatisée de Myra Brown, une femme prêtre catholique de l’Etat de New York, récemment ordonnée, comme le sont déjà 300 autres femmes à travers le monde, contre l’avis du Vatican, qui reste inflexible sur le sujet.

Ces prêtresses-là n’ont peut-être pas de « barbes » au sens littéral, mais, comme dirait Giscard, elles ont des idées ! Et, à bien y regarder, c’est peut-être là, d’une certaine façon, un des seuls féminismes qui vaille sur le plan de la culture. Alors que certains croient changer le monde en tordant la langue française ou en changeant la fin de Carmen (puisqu’il est évident, au regard du langage fleuri des harceleurs de rue, que les règles d’accord en genre et en nombre du cours de Français les ont chamboulés, et que c’est en voyant Carmen mourir qu’ils se sont dit « Bon sang ! Mais c’est bien sûr ! »), des hommes et des femmes tentent de faire bouger les lignes de façon concrète en tapant, eux, en plein dans le mille. Car, de tout temps, c’est essentiellement le monde religieux qui a nourri le sexisme et la misogynie.

 

Le « complot de la pudeur »

Si le corps de la femme pose encore problème aujourd’hui, c’est en grande partie par la trace laissée dans la culture de chacun par la religion, quelle qu’elle soit. Est-ce à dire qu’il faut conspuer ces héritages sacrés, les traiter d’archaïsmes et moquer « ceux qui croient encore au Père Noël ? » Certainement pas. Il ne faut pas croire en D. pour être un salaud ou un imbécile et, même dans un pays sans religion, l’Homme trouvera toujours une bonne raison d’écraser son ou sa semblable. Pour autant, s’attaquer à des œuvres culturelles, à des règles grammaticales, à des dessins animés, c’est pratiquer une politique de la terre brûlée qui ne rime à rien. Ce qui conditionne notre façon de concevoir la femme s’ancre profondément dans le monde du sacré, même pour les non-croyants. La question de l’impureté de son corps a été abondamment nourrie par les trois monothéismes, qu’il s’agisse de ses règles, de ses cheveux, ou du culte de sa virginité. Faire abstraction de ça, et piler pour que l’on montre du vrai sang et des utérus dans les pubs pour serviettes hygiéniques, comme si le « complot de la pudeur » entourant les fluides corporels à la télévision était le nœud du problème, est, au mieux, du ressort de la naïveté ou de l’ignorance (ayons, au passage, une pensée émue pour le transit intestinal, timidement représenté, lui aussi, avec ces fameuses flèches vertes et pois jaunes, dans les publicités pour yaourts).

La publicité ne fait que refléter nos codes, nos cultures, nos tabous et ici, en l’occurrence, la question du corps féminin, ancrée très profondément dans les sociétés humaines par le fait religieux. On ne va pas replanter le débat autour du voile islamique et de ses déclinaisons. Chacun en connaît les tenants et aboutissants. Mais le fait est que les cheveux de la femme posent problème à certains de ces messieurs et que, pour d’autres, quitte à cacher les cheveux, autant y aller franco et tout « bâcher ». La perruque du monde juif orthodoxe ne dit pas autre chose, et le mikveh lave l’impureté du fameux sang problématique. Le christianisme est bien moins ritualisé, mais on ne peut pas vraiment dire qu’il ait échappé au culte de la virginité.

Tout cela a-t-il eu un impact sur notre façon de voir les sexes ? Evidemment. Mais jeter le bébé avec l’eau du bain ne réglera pas le problème. Si l’abrutissante cancel culture n’a aucun sens pour Autant en Emporte le Vent ou pour Dragon Ball Z, il n’y a pas plus de raison qu’elle en ait pour la Bible ou le Coran. En revanche, donner un maximum de visibilité aux femmes (et aux hommes qui les soutiennent !) qui tentent d’entrer dans l’autorité religieuse peut aider la modernité à infuser et redonner, par la multiplication des voix, une certaine vitalité aux églises, toutes obédiences confondues.

 

Corps sensuel et corps sachant

Quel meilleur moyen de lutter contre le sexisme et la misogynie que de donner à voir aux nouvelles générations des femmes détenant, elles aussi, du savoir sacré ? Dans le regard du monde religieux, la sacralité des femmes a longtemps été incarnée par leur capacité à porter et donner la vie. C’est d’ailleurs, bien souvent, au nom de cela qu’elles ont été écartées de l’érudition et du pouvoir décisionnel. Il est peut-être temps pour les instances religieuses de montrer que ces femmes peuvent également donner un sens à cette vie par leur savoir, leur esprit critique et leur sagesse. Elles le font déjà dans le monde laïc, les exemples ne manquent pas.

Est-ce à dire que parce qu’elles sont femmes, ces figures religieuses seront forcément plus modernes et émancipatrices dans leurs interprétations et leurs discours ? Bien sûr que non. Dans le monde, nombre de femmes défendent le voilement du « sexe faible », la « perle dans son écrin », et jouent volontiers les chiennes de garde de la police des mœurs, nombre de femmes défendent l’excision et nombre de femmes sont hostiles au droit d’accès à l’IVG. Une fois pour toutes : non, être femme n’est pas gage d’esprit des Lumières ou de qualité intellectuelle. Il ne s’agit donc pas ici d’une formule magique qui dispenserait de toute critique extérieure à la communauté concernée.

En revanche, le simple fait de donner la parole aux deux sexes au sein des institutions religieuses permet de sortir la femme de sa place attribuée et restreinte de « mère » et d’« épouse ». Dès le moment où le corps de la femme, si problématique, viendra régulièrement se mouvoir dans les sphères de l’enseignement religieux, du savoir et de la transmission, dès le moment où ce corps sera, comme il l’est déjà dans le monde laïc, au-delà de sa potentielle sensualité, un corps sachant, il deviendra plus difficile de le couvrir ou de le déclarer impur.

Penser que tout ceci ne concerne que le monde des barbus et des grenouilles de bénitier, c’est se leurrer. Qu’on le veuille ou non, l’imaginaire et l’imagerie des hommes se construisent toujours, pour partie, autour du monde théologique. Par émanations, ce qui s’y passe peut affecter une société entière. Pour faire « destin commun », il faut d’abord admettre que les obscurantismes et modernités des uns influencent toujours les autres et se répercutent sur leur vie. Nous ne vivons pas en vases clos. Prôner jusqu’à l’absurde la déconstruction du monde laïc et profane, pour fermer les yeux sur les réflexes moyenâgeux d’une partie du monde confessionnel, n’est pas seulement lâche, mais totalement contreproductif. Femmes imams, femmes rabbins… Et si, finalement, le vrai féminisme… était dans la barbe ?

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