Sur internet, judaïsme et féminisme font bon ménage

Johanna Cincinatis
Depuis plusieurs années, sur les réseaux sociaux, des comptes et pages apparaissent dans le but de repenser les liens entre judaïsme et féminisme. Facebook et Instagram sont devenus des espaces de réflexion, militants ou pédagogiques, où des jeunes femmes tentent de reprendre la main sur le terrain de la religion, longtemps réservé aux hommes.
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S’il n’est plus question de remettre en cause le féminisme, arrivé en déferlante avec la vague #Metoo en octobre 2017, il reste des zones grises où la parole des femmes est au mieux tolérée, au pire non souhaitée. C’est le cas du judaïsme – à côté d’autres religions monothéistes – dont les textes ont été pensés, écrits et sont encore largement étudiés principalement par les hommes.

Mais qu’à cela ne tienne, plusieurs jeunes femmes dans le monde francophone tentent de changer la donne. C’est le cas de Myriam Ackermann-Sommer, jeune femme de 24 ans qui s’apprête à devenir la première femme rabbin « orthodoxe moderne » de France, un courant situé entre ultra-orthodoxes et libéraux. « On valorise la pratique religieuse, les rites, la passion pour les textes, mais on s’emploie à retirer les résidus du patriarcat », raconte Myriam. En février 2020, elle lance avec son amie Tali Fitoussi-Trèves, un groupe français d’études religieuses intensives, avec des bourses uniquement accordées aux femmes. Kol-elles (un clin d’œil au Kollel, en hébreu, centre d’étude de la Torah réservé aux hommes) a rassemblé une dizaine de participantes, la trentaine, durant deux mois et demi, avant de devenir un média sur Instagram et bientôt un magazine papier.

Sur leur page, on trouve aussi bien des posts sur les luttes LGBT, que du contenu sur ces vieilles interprétations des textes qui maintiennent par exemple les femmes à la cuisine. Comme l’idée selon laquelle seul un homme aurait le privilège de « monter à la Torah » à la synagogue et de la toucher, pour en lire des extraits ou encore réciter la prière sur le vin les soirs de shabbat. Dans une autre publication, elles questionnent avec intelligence le stéréotype de la mère juive, anxieuse, névrosée et obsédée par son fils, pour « faire évoluer le statut de ce personnage ».

Replacer les femmes dans la tradition

Avec Kol-elles, Myriam et Tali montrent comment la loi juive se retrouve parfois manipulée pour exclure les femmes : « On passe de “les femmes ne sont pas obligées de réciter telle ou telle prière à table” à “les femmes ont l’interdiction de réciter la prière” », déplore-t-elle. Et au fur et à mesure que la société se féminise, « on constate une rigidification des rôles et une surenchère : le père en bout de table, la mère à la gestion du foyer ». Réinterpréter les textes anciens, « où tout n’est pas aussi figé », permettrait de déconstruire les stéréotypes.

Même son de cloche du côté du groupe Facebook « Judaïsme et Féminisme », qui voit le jour en 2012. Fort de quelque 2000 membres, il est créé suite à une décision consistoriale de Neuilly-sur-Seine, d’autoriser une lecture de femmes à Simhat Torah… On vient de loin. La communauté a ensuite élargi ses horizons pour s’intéresser plus globalement « à la place des femmes dans la religion, aussi bien dans le domaine de l’étude, que de l’espace synagogal, ou encore la recherche de solutions pour les femmes en attente du guet (divorce religieux) – voire du leadership religieux des femmes, etc. », peut-on lire dans la description du groupe.

Les administrateurs et administratrices, tous francophones, exercent aussi bien dans le monde « civil » que religieux. Ils et elles sont professeur(e)s, sociologues, maîtres(ses) de conférence, et le panel des membres est également assez diversifié. « Le groupe est transgénérationnel », explique fièrement l’une des modératrices Sonia Sarah Lipsyc, sociologue. « Il y a des hommes et des femmes, de la trentaine à la soixantaine. C’est une caisse de résonance : on cherche à montrer que le judaïsme est pluriel, y compris le judaïsme orthodoxe. Et puis, c’est important pour nous aussi que des femmes puissent s’exprimer en toute sécurité ». De fait, les questions sont vastes et sans prétention : puis-je aussi étudier le Talmud ? Comment assurer un accord prénuptial qui me protège en cas de divorce ultérieur ? Ici, difficile de ne pas trouver un bon terrain d’entente entre progressisme et tradition.

Laïques et militantes

À l’autre bout du spectre religieux, il y a Laura et ses compagnes de lutte. En juillet 2021, elles ont créé le collectif « Judéoféminisme », sur Instagram. Âgées de la trentaine, elles créent ce collectif virtuel sur Internet en réaction à la récupération de la Shoah dans les manifestations anti-vaccins, en juillet dernier, en France. Le compte est ainsi nommé parce qu’à terme, elles aspirent aussi à questionner la place des femmes dans le judaïsme.

À leur grande surprise, l’audience du compte recense plus de personnes non juives que juives. Et d’ailleurs Laura, 37 ans, autrice et internaute impliquée dans la gestion du compte, s’en réjouit. « On a énormément de musulmanes aussi. On ne s’y attendait pas. Les discriminations des autres, ça fait un peu miroir aux tiennes », explique l’autrice. Elle raconte avoir toujours « senti la menace antisémite, mais c’est avec le féminisme qu’[elle] a pris conscience de l’antisémitisme. Je me souviens d’un mec qui m’avait dit ‘tiens, t’es la première feujette avec qui je couche’. Ce sont des oppressions qui se font écho ». Par ailleurs, le collectif Judéoféminisme « espère toucher celles et ceux qui ignorent beaucoup du judaïsme, luttent déjà contre le racisme… mais en oubliant souvent l’antisémitisme, le petit frère des luttes ».

Pour la jeune femme, il s’agit aussi de tordre le cou aux clichés des séries Netflix, comme Unorthodox par exemple, où pour être une femme libre, il faut enlever sa perruque, ou son voile. Comme si on ne pouvait pas être libérée en étant religieuse. Laura a grandi dans un milieu juif français assez pratiquant et croyant. Elle a étudié la Torah, puis s’en est détachée : « Je ne crois plus mais je suis extrêmement attachée aux récits. J’ai fait circoncire mon fils, mais ça n’a rien à voir avec la croyance religieuse ». Elle se définit comme juive de culture et non de culte : « c’est le sentiment d’appartenance qui prime sur la pratique rigoriste », explique-t-elle.

Le collectif rassemble surtout des jeunes professionnelles : artistes, autrices ou encore musiciennes. Toutes partagent ce sentiment d’appartenance au judaïsme sans pour autant s’astreindre à un respect strict du culte. C’est pourquoi, entre elles, elles n’éprouvent aucun problème à se définir comme féministes et juives… mais à la maison, elles sont « étiquetées féministes et “chieuses” de service ».

Journal de bord orthodoxe et féministe

Enfin il y a Shira, 28 ans, jeune salariée dans la communication et mère de deux enfants. Elle se définit comme ultra-orthodoxe et féministe. Sur Instagram, elle tient le journal de bord intitulé Kirtzono (en hébreu « selon sa volonté », un pied de nez à une bénédiction) : la pagetémoigne de ses réflexions sur comment réconcilier son judaïsme avec le féminisme découvert récemment. Le déclic est arrivé après la naissance de ses filles et toute une série de lectures sur la parentalité et le post-partum.

Parce que le combat pour les femmes est progressiste, que la religion ne l’est pas forcément, elle avait l’impression « d’être dans une case qui n’existait pas. On m’a toujours dit que pour être une bonne juive, je devais être une bonne épouse. » Des injonctions qui ne lui convenaient pas : « On est toutes méritantes et capables de faire autre chose que de s’occuper de la maison et de cuisiner durant cinq heures pour Shabbat. Est-ce vraiment Dieu qui attend ça de nous ? » Si la jeune femme a vu sa mère en faire autant, elle est désormais en quête de nouvelles représentations : « La religion n’est pas anti-femmes, c’est juste qu’on ne leur a pas donné la place de s’exprimer et on peut s’en offusquer ».

Shira, qui se couvre la tête d’une perruque, tente de trouver un équilibre au quotidien. Ce qui ne coule pas de source dans son audience : parmi ses followeuses, nombreuses sont celles qui lui ont confié avoir cessé de se couvrir le corps, tant c’était inconciliable avec leurs valeurs. D’autres en revanche, lui conseillent de « se tenir éloignée des personnes nocives, comme les hommes machos… Elles ne voient pas le caractère structurel du machisme », déplore Shira. « Moi, je dénonce un système ». Tout n’est donc pas gagné.

Difficile de savoir si ces efforts pour concilier une tradition millénaire et patriarcale et un mouvement féministe aux retombées si lentes, peuvent un jour déboucher sur une nouvelle vision des judéités avec de nouvelles représentations : des matriarches en bout de table ou des femmes rabbins dans toutes les communautés. L’Histoire a principalement été écrite par les hommes, celle du peuple juif n’y fait pas exception. Mais pour l’avenir, ces femmes ont au moins le mérite de vouloir changer la donne… et on peut s’en réjouir.

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