Les marieurs ont-ils encore la cote ?

Géraldine Kamps
Les marieurs juifs existent toujours, malgré le recours croissant des célibataires aux nouvelles technologies. Le chidoukh (arrangement) semble même largement répandu dans la communauté, qu’il soit le fait d’amateurs ou de professionnels. Le plus compliqué est peut-être de l’assumer, presque tous nos intervenants ont souhaité garder l’anonymat.
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Le personnage du chadkhan (prononcez « chatrane »), « marieur » en yiddish, a longtemps revêtu une grande importance au sein du judaïsme. Une tradition qui remonterait à la Genèse (24.1-67). Le statut d’Eliezer qu’Avraham envoie chercher une femme pour son fils Isaac semble en effet osciller entre celui d’émissaire et celui d’entremetteur… Le serviteur d’Abraham se révéla d’ailleurs un excellent marieur puisque du couple Isaac et Rebecca, le premier mariage juif de l’histoire, sortit le peuple juif…

Aujourd’hui encore, le principe du chidoukh est communément admis par le plus grand nombre. Juifs laïques comme religieux le pratiquent telle une mitzva (bonne action), avec plus ou moins de sérieux. Certains en ont même fait une activité professionnelle (lire notre encadré).

Au début des années 2000, Boris Binkin est directement contacté par une agence de rencontres internationale. « J’étais divorcé et ils m’ont proposé de m’inscrire chez eux. Cela m’a donné l’idée de faire la même chose à Bruxelles », raconte-t-il. Lancé en 2001, le club de rencontres « Jewish Connections » aura de beaux jours, organisant excursions et visites de Paris et d’Amsterdam, brunch, débats, diners dansants, avec une réunion hebdomadaire chaque mardi au café Le Leffe, au Sablon, d’une vingtaine de célibataires, âgés de 21 à 60 ans. L’expérience « Jewish Connections » se poursuivra deux ans, avec une dizaine de mariages à la clé. « Je demandais une petite participation de 25 euros par an aux membres pour couvrir mes frais », souligne Boris Binkin. « Même des mamans m’ont demandé d’aider leur fille à trouver quelqu’un ! ». Une bonne action qu’il n’hésite pas à qualifier « d’utilité publique ». « La solitude n’est pas quelque chose de facile à vivre, elle est d’autant plus difficile à assumer en public », relève-t-il encore.

« Les amis manquent à leur devoir »

Cette solitude, celle que nous appellerons Sylvie la combat depuis des années. Souhaitant refaire sa vie, elle s’est inscrite sur des sites de rencontres juifs en Belgique comme en Israël, où elle a fait son alyah. Ce moyen lui a permis de rencontrer deux de ses compagnons, mais Sylvie est à nouveau seule aujourd’hui. « Qu’ils soient réservés aux francophones, aux universitaires ou autres, les sites de rencontre sont devenus un vrai supermarché », regrette-t-elle, « certaines personnes en deviennent accrocs et restent même après avoir trouvé ! Le choix est tel que les gens deviennent paresseux et n’assument plus l’engagement et l’effort que nécessite une relation. Ils savent que dès le lendemain, ils trouveront quelqu’un d’autre ».

En décembre dernier, Sylvie se laisse tenter par les publicités d’une marieuse, « plus anonyme, plus convaincante, beaucoup plus chère aussi… ». Elle accepte de payer 10.000 shekels (2.000 euros) le contrat d’un an. « Pour qu’elle trouve l’homme de ma vie, je trouvais que ça valait l’investissement », estime-t-elle. En sachant que si la relation aboutit à une relation stable ou au mariage, elle devra payer 10.000 shekels supplémentaires. La procédure semble sérieuse, avec l’annonce d’une analyse graphologique pour trouver le partenaire le plus compatible. « Pas de chance, elle m’a d’abord proposé quelqu’un que je connaissais, puis des gens qui ne me correspondaient pas du tout ». Sylvie déchante. Elle dénonce aujourd’hui ce qu’elle qualifie d’arnaque, suspectant la marieuse d’avoir accepté des clients sans avoir suffisamment d’offres à leur soumettre…

Si Sylvie n’a pas encore trouvé sa perle, elle n’a jamais hésité pour sa part à présenter ses amis célibataires les uns aux autres, « si je peux aider ceux qui sont seuls, je le fais, et je le ferai toute ma vie », assure-t-elle spontanément. Une mitzva qu’elle n’est pas la seule à réaliser, même si elle n’a pas encore pu elle-même en profiter.

En dehors de toute structure, Marc (nom d’emprunt) peut se targuer en effet d’un grand nombre de chidoukhim, « plus d’une douzaine, malgré un échec », évalue celui qui s’est découvert ce « talent » il y a près de quarante ans. « Les deux premières personnes que j’ai fait se rencontrer étaient deux timides pendant un voyage, ils sont grands-parents aujourd’hui et répètent à leurs petits-enfants que s’ils sont là, c’est un peu grâce à moi ! ». Relevant qu’on semble beaucoup moins gêné qu’avant de demander de l’aide dans ce domaine, il dresse toutefois ce constat : « L’homme est une denrée rare, il le sait et il attend généralement que les femmes lui tombent dans les bras ».

En 2010, plus de 34% des Belges célibataires considéraient internet comme un bon moyen de faire des rencontres, selon une étude réalisée par Microsoft. Un succès qui s’explique selon Marc par le règne du chacun pour soi : « La famille et les amis manquent à leur devoir de favoriser les rencontres », regrette-t-il. S’il a ralenti ses activités de chidoukh aujourd’hui, il n’a rien oublié de sa méthode de travail : « J’interviewe chacun de mes candidats pendant une heure, et je devine ce qu’ils disent entre les lignes », explique-t-il. « J’appelle ensuite la dame pour lui signaler que l’homme va l’appeler pour un rendez-vous et l’homme pour lui dire d’appeler la dame… Les deux me font un débriefing de leur rencontre, et on envisage la suite. J’assure le service avant, pendant et après », sourit-il. « Le Talmud dit que celui qui favorise trois mariages réussis a une place garantie dans le monde futur, c’est intéressant, non ? »

Le choix des parents

Que cela plaise ou non, Marc a toujours œuvré gracieusement. A la différence de la communauté orthodoxe, où le chidoukh, s’il s’agit tout autant d’une mitzva, exige une contrepartie financière. L’argent le plus honnêtement gagné n’est-il pas celui du marieur ? C’est ce que pense Mendel (nom d’emprunt), de la communauté juive orthodoxe d’Anvers. « Chez les hassidim, on se marie avec une personne qu’on vous a présentée dans 80 à 90% des cas », assure-t-il. « L’éducation des jeunes séparant les filles des garçons, comment voulez-vous que l’on se rencontre d’une autre façon ? ».

L’humour juif n’a pas négligé la place du marieur. La célèbre blague juive où le garçon recherche une jeune fille belle, riche, intelligente et auquel le chadkhan répond qu’avec cela, il peut faire trois mariages n’est peut-être pas si loin de la réalité. « A 22 ans pour une fille, 24 pour un garçon, on estime chez nous qu’il vaut mieux être marié », souligne Mendel. « Certains professionnels ont des listes de garçons et de filles célibataires qui correspondent à chaque mouvance religieuse de notre communauté (Belz, Satmar, Lituaniens…). Les parents s’informent notamment auprès de l’entourage et des yeshivot (écoles talmudiques) de la personne qui leur est présentée. Une fois qu’ils sont d’accord, la proposition est faite aux enfants auxquels revient la décision finale », précise Mendel. « Mais ces derniers ne se rencontreront que si les parents estiment que le chidoukh est possible ».

Question coût, on préfère rester discret, se limitant à dire que « si le chadkhan est content, cela porte chance au mariage ». On a donc toutes les bonnes raisons de le satisfaire, qu’il s’agisse d’un professionnel, d’un proche ou d’un ami. Argent ou cadeau feront l’affaire.

Pour le plaisir ou les affaires, les marieurs semblent donc relever tout autant de l’histoire ancienne que des temps modernes au sein de la communauté juive. Et le succès d’internet semble ne rien y pouvoir. A ceux qui critiqueront le manque de romantisme des plus religieux, les autres répondront que la tradition vaut tous les réseaux sociaux. Et chacun repartira avec ses convictions. Celles qui font souvent que les couples durent.

Jose Weber, objectif mariage

Jose Weber est ce qu’on peut appeler un « chadkhan » professionnel. Depuis 26 ans, il tient avec succès les rênes de Simantov International. « Et les demandes se sont multipliées par cinq ces six derniers mois », affirme-t-il.

Jose Weber est né en 1947 en Colombie, où ses parents ont survécu à la Shoah. Il fait son alyah pendant un an et demi en Israël, puis déménage après sa bar-mitzva à Francfort où il réside aujourd’hui. C’est en Israël qu’il rencontre sa première femme dont il aura deux enfants avant de divorcer, après onze ans de mariage. Issu d’une famille juive très traditionnelle, il juge essentiel de retrouver une femme juive. Il s’inscrit à l’époque chez Simantov, agence fondée en 1976 à Strasbourg par Denise Kahn…

« Former des couples a toujours été un hobby », confie cet aîné de famille qui aura d’ailleurs marié son frère et ses trois sœurs ! Conseiller fiduciaire, parlant couramment cinq langues (espagnol, hébreu, allemand, anglais, français), Jose Weber n’aurait jamais pensé faire de sa passion un métier. En 1987 pourtant, Denise Kahn, qui lui a trouvé sa nouvelle femme, lui propose de reprendre la tête de Simantov. Il s’y voit rejoindre il y a un an par Milena, laquelle a également rencontré son mari par cet intermédiaire.

« Avec une moyenne de dix couples formés chaque année, l’agence rassemble des célibataires âgés de 25 à 55 ans en moyenne, de toutes professions et de toutes tendances religieuses », précise Jose Weber. « Des personnes souvent déçues des sites internet, qui estiment que cela vaut la peine d’investir un peu d’argent chez quelqu’un d’expérimenté ».

Travaillant dans toute l’Europe, mais aussi en Israël, en Amérique latine et plus récemment en Russie, Simantov se veut international avec une base de données de plus de 3.000 inscrits. En quelques étapes, et grâce aux nouvelles technologies, les candidats auront rempli la fiche d’affinités et pris un premier rendez-vous (sans engagement) pour faire partie du listing. Sans plus de détails, le coût sera le même pour tous, quelle que soit la durée des recherches, « une moyenne de un à trois ans, parfois plus », souligne Jose Weber, « avec des frais supplémentaires pour l’homme et la femme en cas de succès ».

Et d’assurer que le contrat peut être rompu à tout moment, « les gens ne sont pas mariés avec nous », sourit celui qui insiste encore sur les arrangements financiers possibles. « Tant qu’il y a beaucoup de monde, il y a des possibilités pour tout le monde. Notre travail doit être payé, mais les gens qui nous font confiance sont tout aussi indispensables ».

Si Simantov International voit progresser les demandes de façon très claire depuis quelques mois, la solitude des candidats homosexuels commence elle aussi à se manifester. « Nous recevons régulièrement des demandes, mais nous travaillons avec des rabbins et la Halakha nous interdit de le faire. Nous réfléchissons donc à la création d’un nouveau département qui nous permettrait de répondre à cette réalité », affirme Jose Weber.

Plus d’infos : www.simantov-international.com

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