En juin dernier, juste après la guerre dite des 12 jours, un de mes amis américains me présenta Netanyahou comme le Churchill israélien. J’aurais pu prendre ses arguments pour argent comptant, n’eût été la personnalité même de « Bibi » et la logique de ses agendas politiques, si constants depuis des années qu’ils finissent par constituer un programme en soi. Concédons ceci : si, au sortir de la « guerre des douze jours », Netanyahou avait annoncé – ne fût-ce qu’esquissé – une perspective de paix, le fameux « jour d’après », il serait sans doute entré dans l’histoire malgré sa gestion désastreuse de la guerre de Gaza. Car la victoire, à la fois militaire et politique, était réelle. Imaginez l’instant : l’axe dit de la « résistance » brisé, le régime iranien fissuré, le Hezbollah à genoux, la Syrie desserrée de la tutelle iranienne, sans oublier un Hamas (quoi qu’en pensent les partisans de la guerre à outrance) totalement affaibli et ce, militairement, financièrement et, pour une large part, politiquement, à Gaza du moins ; pas forcément en Cisjordanie du fait des exactions de nos extrémistes juifs. Il suffisait au gouvernement israélien de convertir une victoire opérative en horizon politique, de proclamer la victoire — la vraie, celle qui ouvre un après – et d’enclencher un processus avec l’Autorité palestinienne. Une cessation ordonnée des hostilités aurait, de surcroît, accru les chances de libération des derniers otages et ouvert des perspectives inédites avec le monde sunnite — l’Arabie saoudite en tête — redevable à Israël d’avoir infligé un revers majeur à l’ennemi shiite de toujours. Dans un tel scénario, la fenêtre d’une normalisation élargie n’aurait pas été une chimère : elle était à portée de main.
Or c’était mal comprendre l’homme Netanyahou : chef politique de grand talent, certes, mais qui place invariablement ses intérêts personnels et idéologiques au-dessus de ceux de l’État juif et, à tout le moins, du peuple juif dans son ensemble. À l’instar du Hamas, Bibi a besoin de la guerre — combustible de sa survie politique — pour justifier son maintien au pouvoir, différer la justice et, plus encore, poursuivre l’un de ses objectifs majeurs : l’annexion de tout ou partie de la Cisjordanie. Qu’on ne s’y trompe pas : MM. Smotrich et Ben Gvir, fourriers d’une extrême droite théocratique, ne sont pas ses geôliers mais ses alibis. Il a eu maintes occasions de s’en séparer. Des majorités alternatives existent. Mais le rêve de Bibi demeure le grand Israël – rêve démographiquement suicidaire : entre le fleuve et la mer, Juifs et Arabes se trouvent peu ou prou à parité. On n’annexe pas impunément une population qu’on ne peut ni absorber ni dénationaliser et qu’on se le dise : au sortir de la guerre, la population gazaouie sera, compte tenu de la natalité, pratiquement inchangée. Il n’y a pas de génocide à Gaza. Juste de la violence insensée.
Assurément, Netanyahou est frappé d’hubris, cette ivresse des sommets qui a perdu plus d’un sauveur irremplaçable de la nation. Comme Alexandre le Grand, Napoléon et Hitler, il ne connaît que la fuite en avant. L’histoire est cruelle pour les stratèges enivrés. La politique de Netanyahou procède d’un même mécanisme d’excès : une course vers l’abîme, à l’image de ces zélotes persuadés d’un appui divin face à Rome. On connaît la suite : Dieu ne vint pas au secours de son peuple choisi. L’exil s’ensuivit et Israël fut nommé… Palestine. Deux mille ans plus tard, les nouveaux millénaristes rejouent le pari de Dieu qui, une fois encore, risque de s’avérer fatal. Qu’on ne se méprenne pas : je ne fais pas de Netanyahou un Alexandre, un Napoléon et bien sûr Hitler. Non, je pointe un même aveuglement, une même logique d’outrepassement qui, de tout temps, conduit les dirigeants à confondre destinée et invulnérabilité. Car Bibi, tout brillant qu’il soit, ne dirige ni un empire impérialiste, ni une puissance coloniale – n’en déplaise à un ancien recteur de l’ULB – mais un pays minuscule, de la taille de la Belgique, à la population restreinte, dont une part significative des Juifs pourrait, d’ici 2050, se montrer réfractaire au service militaire. Dans ces conditions, les rêves d’annexion relèvent du vertige, d’autant que la politique jusqu’au-boutiste du gouvernement a isolé Israël sur la scène internationale. L’État juif n’a plus qu’un allié clef – un « pharaon » dont la fidélité pourrait se retourner contre lui du jour au lendemain.
La poursuite de la guerre à outrance à Gaza est non seulement moralement contestable, elle est stratégiquement suicidaire. Suicidaire pour Israël, bien sûr, mais aussi pour la diaspora. Ce jusqu’au-boutisme a libéré les pires pulsions antisémites ; les digues patiemment érigées après la Shoah cèdent l’une après l’autre. La Belgique en offre un cas d’école : l’effet combiné d’un antisémitisme primaire (d’extrême-droite et d’extrême-gauche), d’un antisémitisme secondaire (lié à la culpabilité de la Shoah) et d’un antisémitisme tertiaire (lié aux nouvelles configurations démographiques) replace les Juifs dans une situation qui rappelle les années trente. Dans un contexte d’État déliquescent, le pays s’est mis à l’heure palestinienne : la cause palestinienne sert désormais de ciment à notre État failli. L’élévation (justifiée au plus haut niveau de l’ULB) de Rima Hassan en est un symptôme parmi d’autres. Et, dans ce climat, Israël et les Juifs redeviennent une variable d’ajustement : l’élément commode qu’on sacrifie pour sauver la façade d’un consensus introuvable. Tel est le paradoxe : il suffisait à Netanyahou d’énoncer un après-guerre – non un « plan de paix » détaillé, mais une direction claire – pour inscrire son nom au chapitre des hommes d’État. Il a préféré la logique du siège permanent, la guerre comme horizon et l’annexion comme boussole. L’histoire n’honore pas les tacticiens du néant. S’il y a piège, c’est lui qui se l’est tendu.







