Le projet de conquête de Gaza-Ville et d’occupation de toute l’enclave palestinienne a soulevé un tollé en Israël, à commencer par le chef d’état-major de l’armée. Une nouvelle crise entre Netanyahou et les généraux qui soulève de sérieuses questions stratégiques, morales et démocratiques.
Le communiqué est tombé le 13 août à 5 heures du matin. Sur ordre du Cabinet de sécurité de Benjamin Netanyahou, le chef d’état-major, le général Eyal Zamir, a approuvé le cadre général du plan opérationnel de l’armée dans la bande de Gaza, qui prévoit la conquête et le contrôle sécuritaire de Gaza-Ville au 7 octobre. Il aura fallu 10 heures de débats. 10 heures émaillées de fortes tensions, pendant lesquelles des noms d’oiseaux ont été lancés. Car ce que le communiqué ne dit pas est que Zamir s’est tout le long fermement opposé au projet, critiquant la position du Premier ministre, réduisant en pièces sa stratégie, et ripostant aux attaques frontales de son entourage, selon des fuites parues dans la presse. Le vieil antagonisme entre Netanyahou et les généraux s’est transformé en guerre de tranchées. Réaction laconique d’un haut-responsable proche du Premier ministre : « Israël va vers l’occupation complète de Gaza et si cela ne plaît pas au chef d’état-major, il n’a qu’à démissionner. »
Rarement les relations entre l’exécutif et l’armée n’étaient tombées si bas. Et jamais le grand public n’en avait eu une si parfaite et troublante connaissance. Lors d’une autre réunion survenue après que le Hamas a accepté un projet de cessez-le feu le 18 août, prévoyant une trêve de 60 jours en échange de la libération de 10 otages vivants et d’un retrait partiel de Tsahal, le général Zamir a prévenu : « Israël devrait l’accepter maintenant. Tsahal a créé les conditions pour un accord. La conquête de Gaza représente un risque important pour les otages », rapporte la chaîne N12.
Quelques jours plus tard, Zamir et Netanyahou se sont rencontrés à huis-clos avant une réunion du cabinet de Sécurité. « Arrêtez de me briefer ! » s’est emporté le Premier ministre, qui lui a reproché de faire savoir publiquement sa préférence pour un accord partiel. Il a exigé que l’état-major accélère les préparatifs de la conquête de Gaza-ville étant donné l’empressement de Donald Trump et de son envoyé spécial Steve Witkoff à ce que la guerre se termine avant la fin de l’année. Zamir lui a répondu, toujours selon N12 : « Nous continuerons d’exprimer notre position sans crainte, de manière factuelle, indépendante et professionnelle. Nous ne faisons pas de la théorie mais traitons de questions de vie ou de mort et de la protection de l’État. »
« Zamir accorde la priorité à la sécurité des otages. Il s’inquiète également de la fatigue des troupes et des graves problèmes d’effectifs », nous explique Guy Ziv, directeur associé du Centre Meltzer Schwartzberg d’études israéliennes de l’université de Washington DC. « Netanyahou, quant à lui, est clairement plus préoccupé par la survie de son gouvernement impopulaire. Il est redevable à ses partenaires d’extrême droite de la coalition, qui prendront la fuite s’il opte pour un cessez-le-feu. Néanmoins, le chef de Tsahal étant subordonné au Premier ministre, il doit se conformer à sa décision. C’est pourquoi Zamir a élaboré un plan militaire pour mettre en œuvre les projets de Netanyahou, malgré ses sérieuses réserves. »
Le scénario d’un enlisement annoncé
Sur le fond, les désaccords sont vifs entre le chef d’état-major et le Premier ministre. Conquérir Gaza-ville, c’est s’attaquer à la localité la plus peuplée de l’enclave avec près d’un million d’habitants, où se nichent les dernières cellules du Hamas (on parle de 10 à 15 000 combattants) au cœur d’un réseau urbain très dense, derrière des civils utilisés comme boucliers humains et jusque sous terre dans les tunnels. Imaginer « nettoyer » rapidement la ville du terrorisme est non seulement illusoire, mais dangereux. Il faudra organiser l’évacuation des civils, sachant que des terroristes s’infiltreront parmi eux. Et loin d’attendre les forces de Tsahal en vue d’une « ultime bataille rangée », le Hamas va multiplier les ruses comme lorsqu’un groupe de terroristes a émergé d’un tunnel près de Khan Younès, fin août, avec l’intention de kidnapper des soldats. « Vous allez mettre les troupes dans un piège mortel ! », a averti le chef d’état-major : Et d’apostropher Netanyahou sur le sort des 20 otages encore vivants, sacrifiés dans l’opération : « Soyez en accord avec vous-même et retirez la libération des otages des buts de guerre. »
Un mot essentiel ne figure pas dans le communiqué, celui d’« occupation » (« kiboush » en hébreu). Netanyahou lui préfère l’expression de « prise de contrôle » (« ishtaltout ») pour ne pas heurter une opinion massivement opposée à l’occupation de Gaza et qui veut prioriser le retour des otages, quitte à mettre fin aux combats. Mais la nuance importe peu pour Tsahal, à qui il reviendra dans tous les cas d’organiser l’assistance humanitaire et l’essentiel des services administratifs, de santé et d’éducation, pour les deux millions d’habitants de l’enclave. C’est cela une occupation. Et c’est bien ce que redoute Zamir. L’échec du contrôle de la distribution alimentaire a laissé des traces. Conçu comme un instrument politique visant à affaiblir le Hamas, qui détourne les stocks pour les revendre, il s’est retourné contre Israël, accusé d’organiser la famine à Gaza. « Il n’y a pas de solution humanitaire. Tout sera compliqué » a plaidé Zamir. S’il avait obtenu peu avant d’annuler l’effroyable projet du ministre de la Défense Israël Katz de monter une « ville humanitaire » sur les ruines de Rafah, cette fois il a essuyé un refus cinglant du Premier ministre : « Nous voulons la victoire totale. »
Avec ce slogan, Netanyahou martèle qu’un accord partiel sans reddition du Hamas affaiblirait Israël, le rendant vulnérable à d’autres 7-Octobre. Des arguments « infondés et démagogiques », analyse sur X le colonel Udi Evental de l’Institut Mitvim. « La dissuasion d’Israël est aujourd’hui plus forte qu’elle ne l’a été depuis des années » et le Hamas, qui a surtout profité d’une faillite du renseignement israélien pour commettre ses massacres, est défait militairement. « Les organisations terroristes ne peuvent être anéanties simplement par la conquête militaire. Elles ne peuvent être démantelées que si le cadre civil qui les soutient est remplacé », souligne le chercheur. Des propos qui font écho à ceux d’Herzi Halevi, le prédécesseur de Zamir, qui avait annoncé la défaite de la branche militaire du Hamas en octobre 2024, et appelé déjà à convertir les succès tactiques de Tsahal sur le terrain en projet pour le jour d’après.
Problème : Netanyahou n’a toujours pas formulé de stratégie. Tout juste a-t-il indiqué que ni le Hamas ni l’Autorité palestinienne ne devront faire partie de l’administration civile de Gaza. Les Israéliens ne sont pas dupes : si la majorité écrasante des citoyens juifs interrogés fin août par l’INSS expriment leur confiance en l’armée (87%) et pensent qu’Israël va l’emporter (72%), 68% considèrent que le gouvernement n’a pas de plan pour terminer la guerre. Un manquement qui soulève de sérieux problèmes démocratiques. Comment un gouvernement minoritaire, dont les décisions s’opposent à la volonté de la majorité de la population, peut-il conduire une opération aussi sensible que la conquête de Gaza-Ville, et a fortiori sans avoir de cap ?
Netanyahou et Dermer contre le reste du monde
Selon Guy Ziv, auteur de Netanyahou contre les généraux (paru en anglais aux Presses universitaires de Cambridge), le Premier ministre s’est toujours heurté aux responsables de la sécurité et du renseignement israéliens, ainsi qu’à la plupart de ses ministres de la Défense, depuis son premier mandat en 1996. Cependant, « le fossé s’est creusé depuis les attentats du 7 octobre » pour deux raisons, nous-dit-il. D’abord, parce que Netanyahou « a cherché à imputer la responsabilité de la plus grande attaque terroriste contre l’État juif depuis sa fondation aux services de sécurité, tout en évitant d’en assumer la responsabilité. » Ensuite du fait de « sa détermination à politiser les services de sécurité en marginalisant ceux qu’il perçoit comme ses ennemis et en les remplaçant par des loyalistes. C’est une évolution dangereuse », pointe Guy Ziv. Cette dérive s’observe dans la conduite de la guerre comme dans les négociations sur les otages. A chaque fois, c’est la même concentration du pouvoir, la même opacité, la même absence de stratégie. Lors de la réunion du cabinet de sécurité du 26 août, Netanyahou n’a même pas soumis au vote sa décision d’abandonner l’accord partiel accepté par le Hamas. « C’est Netanyahou et Dermer contre le reste du monde », a soufflé à la chaîne N12 un membre du Cabinet, faisant allusion à Ron Dermer, le ministre des Affaires stratégiques, proche de Netanyahou, qui chapeaute depuis janvier les négociations sur les otages dans le plus grand secret.
Les Israéliens disent parfois en plaisantant qu’Israël n’est pas « un pays avec une armée, mais une armée avec un pays ». Fin de la blague ; les faits nous démontrent, s’il en était besoin, que Tsahal se soumet toujours à l’autorité démocratique. Et ce, même si avec cette décision insensée d’occuper Gaza, Netanyahou risque de plonger les soldats, les derniers otages en vie et le pays tout entier dans une aventureuse suicidaire.







