Guerre, apartheid et autres joyeusetés

Elie Barnavi
L’impensable s’est enfin produit. Enfin, impensable. Pour ceux qui sont quelque peu familiers avec l’histoire du 20e siècle en général et de la Russie en particulier, l’assaut de Poutine contre l’Ukraine n’était pas une grosse surprise. Quelques réflexions sur ce conflit, vu sous l’angle israélien.
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Peu d’entre nous le savent, mais la moitié de notre blé et une proportion significative des produits nécessaires à notre industrie – métaux, matériaux de construction – proviennent de ce pays, cependant que nos entreprises de haute technologie, chroniquement affamées de main d’œuvre qualifiée, sous-traitent aux Ukrainiens une part importante de leur production.
Plus graves encore pour Israël risquent de s’avérer les implications géopolitiques de la guerre. Jusqu’à maintenant, le gouvernement a plutôt bien tiré son épingle du jeu en s’assurant face à Poutine une marge de manœuvre appréciable en Syrie, face à l’Iran et à ses supplétifs. La guerre là-bas change dramatiquement la donne ici. Les Américains n’admettront pas qu’Israël ne se joigne pas au régime de sanctions qu’ils sont en train de mettre en place, Poutine, lui, n’admettra pas qu’il s’y joigne. Comme on voit mal Jérusalem se soustraire aux obligations qui découlent de son alliance avec Washington, il lui faut s’attendre à subir la mauvaise humeur de Moscou. Les moyens de rétorsion de « notre voisin du nord » (Yaïr Lapid) ne manquent pas, et d’abord en Syrie, où la liberté d’action de la chasse israélienne risque de passer par profits et pertes. Après Kiev, c’est à Jérusalem que l’on doit prier avec le plus de ferveur pour la paix sur le Dniepr.

Appartheid, lecture absurde de la réalité

« Apartheid. Nom. Système d’oppression et de domination d’un groupe racial sur un autre tel qu’imposé par l’Afrique du Sud (1948-1991) et Israël (depuis 1948). » Une affiche contenant cette définition d’apparence lexicale ornait à la mi-février des abribus londoniens. C’est le mot du mois. Jadis confinée dans les officines de l’ultragauche, l’accusation infamante se déplace rapidement des marges vers le bon ton du discours politique. Le 12 janvier, l’organisation israélienne B’Tselem publiait un rapport qui effaçait toute distinction entre le territoire souverain de l’État juif et les Territoires occupés depuis la guerre des Six-Jours : « [Cette distinction] obscurcit le fait que l’ensemble de la zone située entre la mer Méditerranée et le Jourdain est organisé selon un unique principe : faire avancer et cimenter la suprématie d’un groupe – les juifs – sur un autre – les Palestiniens. » Le 1er février, c’est le tour d’Amnesty International de s’engouffrer dans la brèche. Dans une analyse juridique de deux cents pages, fruit de quatre années d’enquête, A.I. efface à son tour la Ligne verte pour dénoncer un « système d’apartheid » dans l’ensemble du territoire de la Méditerranée au Jourdain. Ainsi, ce n’est plus l’occupation militaire de la Cisjordanie qui est frappée d’illégitimité, mais l’État d’Israël lui-même.
Que cette lecture de la réalité soit absurde, on est presque gêné d’avoir à le démontrer. Non seulement fait-elle fi de l’histoire du conflit comme des tentatives de le régler, mais elle englobe dans une même condamnation des situations radicalement différentes. En Cisjordanie, une population privée de droits cohabite avec une autre, qui jouit pleinement des droits de citoyenneté sous la protection d’une armée omniprésente. Là-bas, on peut effectivement parler d’apartheid, un régime de séparation, non racial, comme dans l’Afrique du Sud d’antan, mais ethno-religieux. En-deçà de la Ligne verte, en revanche, les citoyens arabes de l’Etat d’Israël bénéficient des droits civiques et politiques de leurs compatriotes juifs. Souffrent-ils de discriminations de toute sorte ? Aucun doute. Mais enfin, un régime où les membres de la minorité votent au parlement national et y envoient leurs mandataires, disposent d’un parti au sein de la coalition au pouvoir, sont représentés par un juge à la Cour suprême, qu’est-ce qu’un tel régime a à voir avec un régime d’apartheid ?
Obéissant à un vieux réflexe, le gouvernement israélien s’est empressé d’accuser Amnesty International d’antisémitisme, ce qui est à peine moins idiot. Apartheid, antisémitisme : les mots s’entrechoquent, et, ce faisant, perdent tout sens.
Ce n’est pas le plus grave. Si Israël n’est pas innocent du piège sémantique qui se referme sur lui, c’est parce que, à force d’œuvrer sans relâche à l’effacement de la Ligne verte d’Ouest en Est, il était inévitable que ses contempteurs s’efforcent de l’effacer d’Est en Ouest. Entend-il faire de 1967 l’achèvement heureux de 1948, de la conquête des territoires lors de la guerre des Six-Jours la poursuite et l’accomplissement des promesses de la guerre d’Indépendance ? S’acharne-t-il à présenter l’ensemble de la Palestine historique comme un tout, propriété exclusive du peuple juif ? Eh bien, il s’en trouvera pour accepter cette lecture de l’histoire, mais à l’envers, et présenter l’ensemble de la Palestine historique comme un tout, mais propriété exclusive du peuple palestinien. L’utopie maximaliste se paie toujours rubis sur ongle.

S’il y a un homme en Israël que l’accusation d’apartheid ne gêne pas, bien au contraire, c’est Bezalel Smotrich, le chef du parti Sionisme religieux, un personnage qui s’est publiquement vanté qu’il n’autoriserait jamais sa femme d’accoucher près d’une Arabe et qui a dit des Arabes israéliens qu’« ils sont citoyens – pour l’instant ». J’ai raconté naguère dans ces colonnes comment Netanyahou a fait des pieds et des mains pour favoriser l’accession à la Knesset de cette formation judéo-fasciste, héritière autoproclamée du parti Kach du feu rabbin Meir Kahana. Autrefois, dans les années 1980, avant que son parti fût mis hors la loi, quand Kahana montait à la tribune de la Knesset, les ministres et députés du Likoud quittaient ostensiblement l’hémicycle ; aujourd’hui, Netanyahou et le Likoud ont pris sa défense contre le Board of Deputies of British Jews, l’organisme représentatif du judaïsme britannique, qui a refusé de l’accueillir au vu de « ses opinions abominables et de son idéologie haineuse ». Le communiqué publié par le Likoud est sans ambiguïté : « Nous rejetons totalement le tweet honteux [du Board] contre le député Bezalel Smotrich. [Par ce tweet, le Board] disqualifie un large public de fidèles d’Israël et de la Terre d’Israël, que le député Smotrich et Sionisme religieux représentent loyalement ». Et voici le kahanisme installé au cœur de la droite de gouvernement israélienne. Que se passera-t-il lorsque ces gens reviendront au pouvoir ?

La race, une question de peau

Voici deux femmes, deux Américaines célèbres, au cœur de l’establishment du divertissement outre-Atlantique. Si je les évoque ensemble, c’est parce qu’elles sont illustratives d’un phénomène qui ronge notre civilisation post-moderne : la lèpre identitaire.
L’une est juive. Elle s’appelle Sarah Silverman et, grâce à elle, un nouveau concept culturel vient d’être forgé : la Jewface. On connaissait la Blackface, dont s’affublaient des blancs pour caricaturer les Noirs. La Jewface, c’est la prétention d’acteurs et d’actrices non juifs à jouer des rôles juifs. C’est, si l’on veut, la version juive du problème de l’appropriation culturelle, c’est-à-dire la représentation d’une certaine identité, raciale, religieuse, sexuelle, par le porteur d’une autre identité. Les exemples pullulent. En l’occurrence, ce qui a provoqué le coup de colère de Silverman, c’est l’attribution du rôle de la comédienne juive américaine Joan Rivers à une actrice non juive. C’est que, voyez-vous, « Aujourd’hui, la putain de représentation compte. Elle doit aussi compter pour les Juifs. Surtout pour les femmes juives. » Alors, peu importe le talent de l’actrice en question ; ce qui compte, c’est qu’elle n’est pas juive, et, partant, incapable par définition de rendre convenablement « l’essence » de la judéité dont Golda était supposément porteuse.
L’autre, Whoopi Goldberg, est une célébrissime personnalité de la télévision américaine. Malgré son nom, qu’elle a adopté pour des raisons que j’ignore, elle n’est pas juive, mais chrétienne et noire. Début février, dans un épisode du fameux talk-show « The View » de ABC, Whoopi Goldberg a affirmé que la Shoah n’avait rien à voir avec la race, mais plutôt avec « l’inhumanité de l’homme pour l’homme. » Devant le scandale que cette assertion bizarre a provoqué, le président de la chaîne l’a aussitôt suspendue pour deux semaines. Elle a fait depuis amende honorable.
Whoopi Goldberg n’est pas antisémite, ni négationniste. Seulement voilà, aux Etats-Unis la race est une question de peau. Or les Juifs sont blancs, comme les nazis. Donc, la persécution de ceux-là aux mains de ceux-ci ne pouvait pas être une affaire de race. CQFD.

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël