Le Bloc-notes – Leçons d’histoire

Elie Barnavi
Le Bloc-notes d'Elie Barnavi
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Le lundi 20 juin dans la soirée, le Premier ministre Naftali Bennett et son homologue « alternatif » et ministre des Affaires étrangères Yaïr Lapid, se sont présentés devant les caméras pour annoncer la dissolution de la Knesset et la tenue d’élections générales – les cinquièmes en trois ans –, probablement à la fin d’octobre. Dans l’intervalle, Lapid servira de Premier ministre de transition. Le « gouvernement de changement » a succombé à sa maigre assise parlementaire comme à ses propres contradictions. Il aura tenu un an, ce qui, au vu de sa composition et des conditions de sa tumultueuse existence, relève du miracle.

Il ne fut pas sans mérites. Et d’abord, c’était sa raison d’être, d’avoir arraché les institutions de l’Etat de droit des mains d’un politicien cynique, brutal et corrompu jusqu’à la mœlle, bien décidé à tout faire pour échapper à la justice. Au passage, il a rappelé aux Israéliens un certain nombre d’évidences dont ils avaient perdu l’habitude : que des ministres pouvaient travailler ensemble au bien-être du pays même s’ils venaient de bords idéologiques différents, voire opposés ; qu’un adversaire politique n’était pas nécessairement un ennemi à abattre ; que la courtoisie, la simple décence et le respect de la parole donnée n’avaient pas complètement disparu des corridors du pouvoir. Exceptionnelle par sa composition pléthorique (huit partis sur les treize que comptent la législature) et passablement baroque (de la gauche laïque à la droite religieuse en passant par le centre droit et le centre gauche), cette coalition fut de surcroît la première de l’histoire politique du pays à avoir intégré un parti arabe comme membre à part entière.

Hélas, le Premier ministre, meilleur homme d’Etat que politicien, s’est avéré incapable de tenir ses troupes, surtout dans son propre parti. Pas une semaine ne se passait sans qu’un nouveau « rebelle » menace de faire défection, voire refuse de voter les propositions de loi du gouvernement. De fait, la coalition n’avait plus de majorité et ne survivait que parce que l’opposition était arithmétiquement incapable de la renverser.

Un épisode illustre jusqu’à la caricature la confusion parlementaire ubuesque où nous nous trouvions. Légalement, si l’on peut dire, la situation dans les Territoires occupés obéit à des règlements d’exception instaurés après la guerre des Six-Jours et renouvelés tous les cinq ans depuis. C’est en vertu de ces mesures que les colons bénéficient des droits civiques en vigueur dans le territoire souverain d’Israël. Tellement ancrée est cette réalité tordue, que ledit renouvellement passait à la Knesset automatiquement, sans drame ni débat ; pourtant, ce sont ces règlements qui constituent le soubassement en Cisjordanie d’un véritable régime d’apartheid légal. Or, voici que ce qui était automatique ne l’est plus du tout. Lorsqu’il a fallu voter le texte en plénière, le Likoud et ses satellites se sont prononcés contre, puisqu’ils votaient systématiquement contre tout ce que proposait la coalition, fût-ce à rebours de ses propres intérêts et de sa propre idéologie. En revanche, Meretz et les Travaillistes, en principe opposés à ce qui est d’évidence un texte scélérat, ont voté pour, par discipline de coalition. Cependant que les quatre députés de la Liste arabe unie, membres de la coalition, ont voté contre ou ont voté avec leurs pieds, de même qu’une parlementaire arabe « rebelle » du Meretz. Il eût été intéressant de voir comment l’armée, qui est le souverain dans les Territoires, se serait débrouillée pour éviter l’état d’anarchie qui ne manquerait pas de s’installer là-bas au cas où ces règlements d’urgence venaient à expirer. Comment imaginer qu’un colon qui a grillé un feu rouge soit sanctionné par la police palestinienne, un cas de figure parmi mille ? La dissolution de la Knesset gèle la situation et renvoie le problème à la prochaine majorité. On respire…

L’histoire, comme on sait, ne nous éloigne pas de l’actualité, elle nous en rapproche. Voici cinquante-cinq ans, Israël remportait la guerre des Six-Jours. En une petite semaine, l’Etat juif passait de la condition de créature chétive en sursis, promise par ses ennemis à un anéantissement certain, au statut de superpuissance régionale. Jamais guerre ne fut plus justifiée, jamais ses conséquences ne furent plus contrastées, et, à terme, désastreuses. D’un côté, le nœud coulant arabe desserré, la survie de l’Etat assurée, le mythe de son inévitable destruction remplacé par celui de son invincibilité. Décidément, Israël était là pour rester, mieux, pour la première fois de sa brève existence il avait quelque chose d’autre à offrir aux Arabes que sa propre disparition. Ce fut l’équation, aussitôt avancée par le gouvernement Eshkol, de la « paix contre les territoires ». Mais, d’un autre, aussi, les débuts de la colonisation des Territoires occupés et l’irrésistible montée en force du néo-sionisme messianique.

Un homme avait prévu cela avec l’acuité d’un esprit prophétique : l’irascible et merveilleux Yeshayahou Leibowitz. Un article de journal me renvoie à une vidéo que l’on peut visionner sur YouTube. On y voit un groupe de jeunes du courant national-religieux qui, un jour, peu après la fin de la guerre, viennent le voir pour débattre avec lui de l’importance du mont du Temple dans la relation entre Dieu et son peuple.

Yeshayahou Leibowitz

 « Les vestiges archéologiques sur le mont du Temple n’ont aucune signification pour le lien entre le peuple d’Israël et son Dieu », leur assène le vieux philosophe. Et ceux qui pensent le contraire font du mont « une sorte de discothèque national-religieuse ». Leibowitz, qui était sioniste, faut-il le préciser, et orthodoxe, n’a cessé de mettre en garde contre « le chemin menant de l’humanité à l’animalité en passant par le nationalisme ».

Les images de la « marche aux drapeaux » dont j’ai dit un mot dans ma dernière chronique, la menace qui se profile de la guerre civile, non seulement entre Juifs et Arabes, mais entre Juifs et Juifs, corroborent sa prophétie avec une précision effrayante. Et nul ne sait comment remettre le djinn dans sa bouteille.

A.B. Yehoshua

Un autre homme, bien différent, mais tout autant angoissé par le devenir de ce pays : A.B. Yehoshua, qui vient de nous quitter à l’âge de 85 ans. J’ai bien connu « Bulli », comme l’appelaient ses amis, au nombre desquels je me flattais d’appartenir. Ce n’est pas le grand écrivain, le « Faulkner israélien », comme l’a qualifié un jour le New York Times, que je veux évoquer ici, mais l’intellectuel public, l’idéologue, l’agitateur d’idées. Bulli était un sioniste intégral, obsédé par la question sartrienne de l’authenticité. Il s’affirmait « Juif complet », par opposition aux juifs de la Diaspora, selon lui inachevés du point de vue du judaïsme car ayant refusé ce complément de plénitude que seule la dimension nationale, totalement assumée malgré tous les échecs et toutes les turpitudes, est en mesure d’assurer.

Séculier jusqu’au bout des ongles, détestant autant les messianiques juifs que leurs compères palestiniens du Hamas, rien n’était plus urgent à ses yeux qu’à en finir avec l’occupation, qu’il traitait volontiers de « cancer ». Aussi bien, toute sa vie il a milité pour la création d’un Etat palestinien, par esprit de justice mais aussi pour assurer l’avenir de l’Etat d’Israël, ce pays auquel il était attaché par toutes les fibres de son être.

Et puis, un beau jour, il a cessé de croire à la faisabilité de la solution à deux Etats, et, avec la même énergie qu’il avait déployée à la défendre, il s’est mis à prêcher pour un Etat binational, unitaire. Comme d’autres dans notre camp, il était désormais convaincu qu’avec un demi-million de colons et un territoire palestinien en gruyère, c’était trop tard. Le réalisme, à l’écouter, commandait de changer d’objectif. Il avait tort, et j’ai eu l’occasion de le lui dire. Il n’est plus là pour m’écouter – ne serait-ce que sans m’entendre. Et cela fait mal.

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Daniel Horowitz
Daniel Horowitz
2 années il y a

Leibowitz n’était pas, et n’a jamais prétendu être, pacifiste. Il estimait que la paix avec les Palestiniens n’était pas envisageable, même à terme. Il est vrai qu’il était en faveur du retrait d’Israël des territoires occupés, mais prenait la précaution de préciser « qu’Israël ne doit en aucune manière se laisser bercer dans l’illusion que la restitution des territoires contribuera à la paix (correspondance, chapitre Occupation)». Il ne croyait absolument pas, à l’instar de « La Paix Maintenant», au slogan « territoires contre la paix ». 

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Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël