On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens » : Benjamin Netanyahou doit sans doute méditer cette célèbre maxime du cardinal de Retz depuis que le plan de paix de Donald Trump, dévoilé le 28 janvier à la Maison-Blanche, reconnaît la souveraineté israélienne sur Jérusalem ainsi que les colonies de Cisjordanie, la vallée du Jourdain et le nord de la mer Morte. La droite messianique le presse de procéder à une annexion immédiate. Lui-même ne l’a-t-il pas annoncée maintes fois ? Avant les élections d’avril 2019, il promettait en cas de victoire d’annexer Maale Adoumim ou bien les colonies du Goush Etzion. En prévision de celles de septembre, il prophétisait l’annexion de la vallée du Jourdain, « vitale » pour la défense d’Israël. Voilà que le « deal du siècle » lui offre un cadeau inespéré avant le nouveau scrutin du 2 mars. Et Netanyahou n’en ferait rien ? En réalité, la question est plutôt de savoir pourquoi le Premier ministre, qui aurait eu l’occasion d’annexer depuis 11 ans qu’il tient les rênes du pouvoir en Israël, déciderait de le faire aujourd’hui.
L’insensé retournement américain lui permet pour l’instant de rester dans l’ambiguïté. En effet, après avoir assuré quelques minutes après le dévoilement du plan Trump qu’Israël pouvait « sans délai » annexer les territoires qui lui reviennent, l’ambassadeur américain David Friedman, un proche des colons du Conseil de Yesha [voir l’encart] a fait volte-face le 9 février sous la pression de Jared Kushner, le gendre du président et Jason Greenblad, son conseiller spécial pour le Moyen-Orient. Friedman met désormais en garde Israël contre « toute action unilatérale ». L’interdit court jusqu’à la fin des travaux de cartographie de la Cisjordanie par une commission israélo-américaine, dont on ignore combien de temps ils dureront après les législatives.
Cette manœuvre dilatoire a le don d’exaspérer les colons. Les mêmes qui accueillaient avec une joie féroce l’annonce du plan américain -ingérence inouïe en pleine campagne électorale- dénoncent aujourd’hui les pressions du clan Trump dignes d’un Obama. « Nous n’avons pas élu Trump ni Kushner. L’Etat d’Israël n’est pas une république bananière », s’emporte le chef du conseil général de Samarie, Yossi Dagan. Certains ont planté leur tente près de la résidence du Premier ministre pour l’obliger à tenir ses promesses d’annexion. Mais Netanyahou n’en fera rien.
Pour preuve, quand Friedman lui donnait encore sa bénédiction pour annexer, Netanyahou a annoncé la tenue d’une consultation en conseil des ministres. Autant dire : de la poudre aux yeux. Seul le vote d’un projet de loi à la Knesset revêt une portée juridique ; et encore faut-il attendre son adoption en troisième lecture et une probable saisine de la Cour suprême avant qu’il ne soit appliqué.
Les risques mortels de l’annexion
Au fond, Netanyahou le sait, Israël n’aurait que des coups à prendre d’une annexion, même dans le cas où celle-ci recevrait l’aval des Américains. Sur le plan sécuritaire, d’abord, le péril est immense. Le plan Trump suscite le rejet massif des Palestiniens : 94% s’y déclarent opposés dans un sondage du centre PCPSR basé à Ramallah. Il faut dire que le plan ne leur laisse espérer en guise d’Etat que des miettes de territoires disjoints, encerclés par Israël, avec pour capitale Abou Dis, à l’est de Jérusalem, de l’autre côté de la barrière de sécurité. Et encore cet Etat est-il conditionné à une série d’exigences qui brident sa souveraineté (démilitarisation complète, droit au retour nul en Israël, limité en Palestine, interdiction de saisir des organismes internationaux ou d’y adhérer…). Fort heureusement, le dévoilement du plan n’est pas suffisant pour les pousser à une 3e Intifada. Cependant, de l’avis des experts sécuritaires, une annexion des colonies ou de la vallée du Jourdain soulèverait une vague de violences en Cisjordanie et à Gaza. De son côté, Mahmoud Abbas menace de rompre la coopération sécuritaire avec Israël, même s’il l’a souvent brandie sans jamais la mettre à exécution. Mais le pire, selon la note publiée en 2018 par d’anciens généraux de Tsahal du mouvement « Commandants pour la Sécurité d’Israël », serait un effet domino : suite à l’annexion, le chaos en Cisjordanie entraînerait la fin de la coopération sécuritaire, laquelle provoquerait l’effondrement de l’Autorité palestinienne, qui obligerait Israël à reprendre le contrôle des zones A et B pour y imposer une administration militaire. Un scénario catastrophe, et parfaitement réaliste.
Sur le plan légal, ensuite, l’annexion placerait Israël devant un dilemme : accorder la citoyenneté aux Palestiniens, au risque de modifier la démographie de l’Etat juif, ou ne l’accorder qu’aux résidents juifs, au risque d’instaurer l’Apartheid. Netanyahou a déjà prévenu que l’annexion de la vallée du Jourdain n’inclurait pas Jéricho (20.000 habitants), ce qui ne résout pas la question du statut des 45.000 autres Palestiniens de la vallée. Le problème est plus vif en Cisjordanie, où les colonies restent des îlots dans une masse palestinienne : 200.000 Palestiniens vivent en zone C. Même avec un tracé au scalpel incluant un minimum de non-Juifs et même en leur donnant le statut de résidents permanents dont bénéficient déjà les Palestiniens de Jérusalem-Est, le législateur prendra un choix inique : faire d’Israël le seul endroit au monde où la citoyenneté est fonction de la religion.
C’est pourquoi l’annexion reste si impopulaire en Israël : elle reviendrait à fouler aux pieds les valeurs de l’Etat juif et démocratique. 45% des Israéliens s’y opposent totalement, 27% y sont favorables pour les colonies, selon une étude de l’INSS.
Enfin, sur le plan régional et international, l’annexion serait une catastrophe. Elle déclencherait des sanctions politico-économiques de l’ONU, où le Haut-Commissariat des droits de l’Homme vient d’ailleurs de publier la liste des entreprises opérant dans les Territoires. Sans doute conduirait-elle à une reconnaissance de la Palestine comme on y songe déjà dans l’Union européenne. Mais le pire est à craindre du côté de la Jordanie, gardienne de l’esplanade des Mosquées et dont dépend en grande partie le calme en Cisjordanie : « Il pourrait y avoir de graves conséquences », a alerté le chef de la diplomatie jordanienne pendant la conférence sur la sécurité à Munich mi-février. Une rupture des relations avec Amman pourrait ainsi enflammer Jérusalem et la région.
« Joue-la comme Begin »
L’annexion unilatérale serait en tous points une déflagration. Netanyahou le sait bien. Et malgré les promesses de campagne faites à la droite messianique, il n’y est pas prêt. Non pas qu’il y ait renoncé. En réalité, il n’en a pas vraiment besoin. 450.000 colons résident aujourd’hui dans les quelque 150 implantations de Cisjordanie, et 10.000 dans la vallée du Jourdain. Leurs conditions de vie sont quasi identiques à celles des Israéliens. Ils vivent sous le régime de la loi militaire israélienne, instituée à l’origine de manière temporaire après la conquête des Territoires en 1967. Cependant, dans beaucoup de domaines, ils relèvent désormais de la loi civile israélienne. Celle-ci a d’abord été étendue aux conseils locaux, aux tribunaux, aux services des impôts et de la protection sociale. A l’enseignement aussi : Ariel est devenue en 2012 la 8e université d’Israël. Plus récemment, les colons ont obtenu de bénéficier des services du téléphone et du câble. Dans un effort de « normalisation » de leur quotidien, l’ancienne ministre de la Justice, Ayelet Shaked, haute figure de la droite annexionniste, a même demandé fin 2017 que tout nouveau projet de loi soit envisagé pour Israël et les implantations.
Aussi, à quoi bon pour Netanyahou sortir de l’ambiguïté et annexer de force, dans un geste unilatéral, au vu et au su du monde entier ? Mieux vaut biaiser et étendre discrètement la loi israélienne. « Joue-la comme Begin », lui suggèrent les colons en référence à Menahem Begin qui avait étendu la loi israélienne sur le Golan en 1981. Pour prévenir toute condamnation, il n’employait jamais le mot « annexion ». Alors oui, Netanyahou bluffe quand il se risque, lui, à l’utiliser en de vaines promesses électorales. Mais il y est résolu par d’autres moyens. Et ceux-là font aussi courir à la démocratie israélienne un grave péril.
Le Conseil de Yesha -acronyme en hébreu de Judée-Samarie-Gaza- a été fondé dans les années 1970 pour représenter les colons de Judée-Samarie (le nom biblique de la Cisjordanie) et ceux de la bande de Gaza jusqu’au désengagement de 2005.
A l’origine modeste structure dédiée à apporter un soutien logistique, humanitaire et sécuritaire aux colons, le Conseil s’est transformé en puissant lobby politique qui a désormais ses entrées dans les hautes sphères du pouvoir. En témoigne la trajectoire de Dani Dayan, membre de Yesha depuis 1999, devenu son président entre 2007 et 2013. Grâce à sa proximité avec le Premier ministre, il a obtenu d’être envoyé comme ambassadeur au Brésil en 2015. Las, son accréditation lui ayant été refusée, Netanyahou l’a nommé l’année suivante Consul général à New York, où il représente depuis les intérêts israéliens.
Méthodiques, structurés, fonctionnant de manière autonome avec leurs propres médias (le magazine Notre Yesha et depuis 2010 un département de la Communication), militants rompus à des méthodes offensives depuis le désengagement, tout en prônant la non-violence, les puissants colons de Yesha ont aujourd’hui deux objectifs, selon leur chef Hananel Dorani : passer de 450.000 à un million d’habitants juifs en Judée-Samarie, et y étendre la loi israélienne.