Écrit par : Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris
Frédérique Schillo
10/09/2025
Regards n°1118

Manifestations en Israël : faire durer la flamme

Les manifestations s’enchaînent en Israël malgré une fatigue démocratique et les attaques d’un gouvernement Netanyahou en pleine dérive autoritaire.

Qui aurait pu imaginer qu’en plein cœur de l’été, sous une chaleur caniculaire, dans le creux moribond des vacances scolaires, les Israéliens descendraient si nombreux dans les rues pour réclamer un accord sur Gaza garantissant la libération des otages ? Ils étaient des centaines de milliers à se mobiliser dans tout le pays le 17 août, dont 500.000 à Tel-Aviv selon les organisateurs, soit les plus grandes manifestations depuis les massacres du 7 octobre.

« Assez ! », « Ramenez-les tous à la maison ! », « Arrêtez-la guerre ! » scandaient les foules au rythme des tambours en brandissant des portraits géants des captifs, sous des nuées de drapeaux bleu-blanc et de bannières jaunes, couleur symbole des otages. A Tel-Aviv, un immense drapeau israélien floqué des portraits des personnes kidnappées était déployé sur la désormais célèbre « place des otages », où se réunit le Forum des familles et des disparus. A Jérusalem, des manifestants faisaient le sit-in devant la résidence du Premier ministre tandis qu’en plusieurs endroits du pays, des routes étaient bloquées. Les rassemblements s’accompagnaient par ailleurs de mouvements de grève dans les entreprises, même si la Histadrouth, le principal syndicat, a refusé d’appeler à la grève générale.

A nouveau le 26 août, les Israéliens ont battu le pavé à l’occasion d’une grande « Journée de Solidarité » avec les otages. Chose frappante, on comptait beaucoup de jeunes, visages inquiets mais déterminés, venus en famille, entre amis, ou arborant les chemises bleues du mouvement de jeunesse sioniste de gauche Hashomer Hatzaïr. Assurément, les manifestations font le plein à gauche, toutes générations confondues. Mais est-ce suffisant pour faire basculer la décision du gouvernement ?

Sentiment d’urgence

Ces jours de colère sont des « moments d’optimisme » pour Yariv Oppenheimer, ancien directeur de La Paix Maintenant. « J’ai le sentiment qu’il existe ici un peuple israélien qui aspire au changement, qui veut la fin de la guerre et non seulement la souhaite, mais agit pour l’obtenir », a-t-il déclaré sur les ondes de 103FM.

C’est l’urgence à sauver les quelques 20 otages encore en vie qui a mobilisé les foules alors que l’armée se préparait à entrer dans la ville de Gaza. Pour les manifestants, l’offensive revient à signer leur arrêt de mort. Tous avaient en tête la façon dont le Hamas, acculé par l’avancée de Tsahal en août de l’année dernière, avait exécuté six otages, dont le jeune Hersh Goldberg-Polin. Depuis, la pression militaire n’a permis aucune libération, l’israélo-américain Eden Alexander ayant été sorti des griffes des terroristes suite à des négociations avec l’équipe Trump. Au contraire, du fait de la poursuite de la guerre, les conditions de captivité des otages se sont dangereusement détériorées. La vidéo choc d’Evyatar David (24 ans) filmé cet été avec un corps de vieillard décharné en train de creuser sa propre tombe dans un tunnel a bouleversé l’opinion.

Manifestation rassemblant 500.000 personnes organisée à Tel-Aviv le 17 août pour exiger la fin de la guerre et le retour de tous les otages et la fin de la guerre à Gaza. ©Reuters/Shir Rotem

« L’occupation de la bande de Gaza va torpiller les négociations et entraîner la mort des personnes kidnappées et des soldats », s’alarme Einav Zangauker, figure de proue des manifestants, dont le fils Matan a été enlevé à Nir Oz. Elle exhorte le Premier ministre à signer l’accord de trêve partiel accepté par le Hamas le 18 août, même s’il prévoit de libérer seulement 10 otages vivants.

C’est sans compter les manœuvres dilatoires de Benjamin Netanyahou, qui maintient l’opinion dans une tension permanente tout en évitant les débordements avec des annonces tonitruantes et de vaines promesses, comme lorsqu’il a annoncé fin mai depuis un tunnel archéologique sous la Cité de David « une grande nouvelle pour demain », oubliée depuis, ou étreint Einav Zangauker avant sa visite à la Maison-Blanche en juillet, dont il est revenu les mains vides. Lui qui, hier encore, ne jurait que par un accord partiel, quand le Hamas appelait à un accord global et la fin de la guerre, exige désormais un plan « pour la libération de tous nos otages ». Autrement dit, un nouveau refus au nom d’une chimérique « victoire totale ». Comble du cynisme, il va jusqu’à dépeindre les manifestants en alliés des terroristes qui « durcissent non seulement la position du Hamas et nous éloignent de la libération de nos otages, mais garantissent également que les atrocités du 7-Octobre se reproduiront encore et encore ». Le chef de l’opposition, Yaïr Lapid, lui a rétorqué : « Ce qui affaiblit le plus le Hamas est de nous voir unis et solidaires. »

Cependant, force est de constater que l’opposition peine à s’unir. Les Israéliens sont las de descendre dans la rue ; parmi eux des réservistes épuisés par des mois d’engagement. « Je n’ai vu aucune kippa tricotée dans les rassemblements à Tel-Aviv, alors que les sionistes religieux sont avec les laïques les premiers à se sacrifier dans cette guerre sans fin », regrette Markus, un vieux briscard des manifs. Il nous dit en revanche se réjouir de la venue récente des Arabes israéliens sous la houlette du Haut-Comité de suivi des intérêts des Arabes en Israël. Leurs slogans contre l’occupation de Gaza sont fédérateurs, mais d’autres peuvent heurter. « Je désire plus que tout le retour des otages et la fin de la guerre », nous confie Tali, la cinquantaine, mère de deux soldates, qui est de presque tous les rassemblements au carrefour routier de sa ville, non loin de Jérusalem. « Mais aujourd’hui je ne me reconnais pas dans les slogans – même marginaux – contre le soi-disant “génocide” à Gaza. Impossible pour moi de me tenir aux côtés des manifestants qui dénoncent une “famine” avec des photos d’enfants palestiniens dont on a appris qu’ils souffraient surtout de maladie congénitale. »

Entre fatigue démocratique et sursaut populaire

Si une majorité écrasante d’Israéliens réclame la fin de la guerre et le retour des otages, beaucoup ressentent aussi une lassitude face à une situation sur laquelle ils ont peu de prise. L’impasse démocratique est totale avec un gouvernement devenu minoritaire depuis le départ des ultra-orthodoxes cet été, largement désavoué dans les sondages, mais décidé à se maintenir jusqu’aux prochaines élections en octobre 2026. Sourd aux critiques, il s’en prend aux manifestants : des traîtres « payés par l’Iran » ose le ministre David Amsalem, agissant pour « renverser le gouvernement » vocifère la députée Likoud Tali Gotliev, qui appellent à la « reddition du Hamas » quand il faudrait « une destruction totale de Gaza », accuse Bezalel Smotrich, tandis que le chef de la police Itamar Ben-Gvir tente de limiter les rassemblements et réprime à tout-va.

Ces attaques participent d’une campagne plus vaste du gouvernement pour transformer l’ordre politique, nous explique le professeur Yaniv Roznai, co-directeur du Centre Rubinstein for Constitutional Challenges de l’Université Reichman, qui vient de publier un ouvrage en hébreu sur La Démocratie en retrait. « Avant le 7-Octobre, le gouvernement était en train de mener un assaut direct contre les institutions, notamment la Cour suprême, seul véritable contre-pouvoir en Israël, et tout le monde comprenait bien qu’il se tramait un coup d’État judiciaire. Aujourd’hui, c’est différent. On assiste, non plus au passage en force d’une grande réforme judiciaire mais à de multiples attaques, contre la Justice, les médias, les ONG, l’Université, les manifestants… Quiconque n’est pas aligné sur les positions du gouvernement est catalogué comme ennemi. » Ce « coup d’Etat silencieux » qu’il décrit a déjà fait plusieurs victimes : le chef du Shin Bet, limogé en pleine enquête sur le Qatargate, la Procureur générale et conseillère juridique du gouvernement, renvoyée elle-aussi, jusqu’au président de la Cour suprême, dont il refuse toujours de reconnaitre l’élection.

Pire, insiste Yaniv Roznai, « depuis quelques mois, le gouvernement utilise la guerre à Gaza comme prétexte pour attaquer l’État de droit ». Et de citer les assauts contre la Haute cour de Justice, qui aurait le tort de se saisir de pétitions sur l’arrêt des combats, ou le conseiller juridique de l’armée, dont les rappels aux règles de droit empêcheraient Israël de gagner la guerre.

Rien d’étonnant à ce que les familles des otages et les manifestants finissent eux-aussi par être jetés dans le camp des ennemis. Eléments perturbateurs, ils viennent rappeler sans cesse à Netanyahou son échec à protéger le pays et ramener les otages, et se dressent en masse contre la dérive autoritaire de l’État. « Leur nombre et leur résilience après 22 mois de guerre forcent le respect », nous dit Yaniv Roznai, qui se montre optimiste pour l’avenir. Tout en restant vigilant : « Le camp libéral se réveille. Il réclame le retour des otages, la fin de la guerre et une commission d’enquête sur le 7-Octobre. Quand viendront les élections, il faudra veiller à ce que la volonté du peuple soit entendue car le gouvernement fera tout pour délégitimer le scrutin. »

Écrit par : Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris
Frédérique Schillo

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