Le 4 novembre 1995, sur la place des Rois d’Israël à Tel-Aviv, les balles tirées par Yigal Amir n’ont pas seulement abattu le Premier ministre Yitzhak Rabin. Elles ont fauché l’espoir de voir s’instaurer une paix véritable entre Israéliens et Palestiniens. En tuant Yitzhak Rabin, son assassin a surtout voulu détruire le processus de paix d’Oslo, ce pari courageux et fragile sur la coexistence de deux peuples et de deux États vivant côte à côte, dans la reconnaissance mutuelle et la sécurité partagée.
Yitzhak Rabin était un homme d’ordre, un militaire, un pragmatique. C’est précisément pour cela qu’il dérangeait ses adversaires de droite et d’extrême droite. Il voulait la paix non par romantisme mais par nécessité. Il savait que la force, seule, ne garantit pas la sécurité d’Israël. Ce qu’il proposait, à travers les accords d’Oslo, c’était une normalisation : un État palestinien à côté d’Israël. Cette idée simple, presque banale, s’est révélée insupportable pour ceux qui imposent à Israël leur vision fanatique du Grand Israël.
L’assassin n’était pas un monstre isolé. Il était le pur produit d’une idéologie dangereuse qui a pu se répandre au sein de la société israélienne depuis des décennies : celle du nationalisme religieux imprégné de messianisme, de certitude divine et surtout, de haine. Ce courant, qui confond Dieu avec la terre et la foi avec la violence, n’a jamais été marginalisé après cet assassinat. Loin d’être mis au ban de la société, il a été toléré, puis accepté, enfin légitimé. Ce qui relevait hier de la déviance extrémiste est devenu une opinion parmi d’autres.
Le pouvoir politique n’a pas cherché à débarrasser Israël de cette mouvance dangereuse. Au contraire : il a laissé prospérer ceux qui avaient nourri la haine. Les rabbins qui avaient prononcé la sentence religieuse (din rodef) contre Yitzhak Rabin n’ont jamais été réduits au silence. Ils ont même repris leurs activités en toute impunité, sous le regard complice ou indifférent des autorités. Les mouvements qui avaient célébré l’assassin ont retrouvé leurs financements et leurs institutions scolaires et religieuses. Leur capacité de nuisance n’a cessé d’augmenter.
Pire encore : ceux qui jadis se tenaient aux marges du système sont aujourd’hui au cœur du pouvoir. Des hommes qui ont soutenu l’assassin d’Yitzhak Rabin et exalté la violence au nom de Dieu siègent désormais au gouvernement. Itamar Ben Gvir, condamné à de multiples reprises pour incitation à la haine et soutien à des organisations terroristes juives, est devenu ministre de la Sécurité nationale. On dirait une parabole cynique écrite par un démon : le voyou qui célébrait la violence est devenu aujourd’hui le garant de l’ordre public et de la sécurité.
Il ne s’agit pas seulement d’une perversion morale mais d’un renversement complet du sens commun, de ce que George Orwell qualifiait précisément de common decency, c’est-à-dire d’un sens spontané du bien, du respect et de l’honnêteté. Le résultat est visible : l’État d’Israël, fondé en 1948 sur la liberté, la justice et la paix, en est venu à se confier à des voyous qui méprisent ses valeurs fondamentales. L’assassin d’Yitzhak Rabin croupit en prison, mais son projet politique triomphe dans les faits : la colonisation s’intensifie, la société se polarise, la démocratie s’étiole sous les coups du fanatisme et des projets illibéraux du gouvernement actuel.
Trente ans après cet assassinat, la promesse d’Oslo, celle d’un État palestinien vivant en paix aux côtés d’Israël, semble plus lointaine que jamais. Le plus grave n’est pas que le processus de paix ait échoué. C’est que plus personne, ou presque, ne croit encore qu’il aurait pu réussir. L’assassinat d’Yitzhak Rabin a introduit dans la conscience collective israélienne une idée terrible : que la paix est non seulement impossible, mais indésirable. Tant que cette idée dominera, la balle tirée sur la place des Rois d’Israël continuera de résonner, non pas comme le bruit d’un assassinat politique, mais comme celui d’un avenir sans issue.







