Tuer des Juifs, est-ce « la bonne chose à faire » ? Le gouvernement polonais semble le croire. Il a émis une pièce de monnaie commémorative spéciale à la mémoire du partisan de la Seconde Guerre mondiale Józef Kuraś « Ogień », dans le cadre d’une série de pièces à la mémoire des combattants anticommunistes polonais. La pièce porte l’inscription « Ils ont fait ce qu’il fallait », tirée d’une lettre de prison envoyée par Danuta Siedzikówna, une infirmière partisane de 17 ans, peu avant son exécution par la police secrète communiste : « Dis à grand-mère que j’ai fait ce qu’il fallait ». Ces mots sont devenus la devise d’une grande campagne éducative lancée par le gouvernement, qui présente les combattants anticommunistes de l’après-Seconde Guerre mondiale – connus sous le nom de « Soldats maudits » – comme des sources d’inspiration.
Kuraś a certainement été l’un de ces maudits et sa biographie incarne les contradictions de ces combattants. D’abord résistant contre l’occupant allemand dans les Tatras, il rejoint, après la libération, la police polonaise communiste. Désillusionné par le régime, il entre dans la clandestinité et lance ses soldats dans une folie meurtrière. Ils tuent des villageois slovaques pour leur prétendu soutien antérieur aux nazis, des survivants juifs pour leur prétendu soutien aux communistes, et des Polonais soupçonnés d’être l’un ou l’autre, ou simplement de résister aux combattants qui pillent leurs propriétés.
La mémoire de Kuraś est honorée
Le 2 mai 1946, ses soldats assassinent, près du village de Krościenko, à la frontière tchécoslovaque, 13 des 26 Juifs qui fuient la Pologne, après les avoir dépouillés de leurs objets de valeur. Parmi les victimes figuraient le chef du groupe, Jakub Finkelsztajn, 27 ans, militant du mouvement jeunesse sioniste Gordonia, la famille Galler (Josef, 11 ans, Rena, 14 ans, et leurs parents, Joseph et Mary, tous survivants de Bergen-Belsen) ainsi que les familles Binjuński, Holland et Wygoda, tous parents avec enfants. « Après que j’en ai donné l’ordre, tout le monde a abattu les citoyens de nationalité juive mentionnés ci-dessus », a témoigné le chef d’escadron Jan Batkiewicz « Śmigły » lors de son procès. Tout cela n’empêche pas que la mémoire de Kuraś soit honorée par deux monuments, dont l’un dans la capitale de la région des Tatras, Zakopane, inauguré en 2006 par le président polonais de l’époque, Lech Kaczyński, et par une plaque dans une église de Varsovie. Ses victimes slovaques ont malgré tout eu droit à une plaque dans un village en Slovaquie. En revanche, il n’existe aucun monument ni aucune plaque en mémoire de ses victimes juives.
La campagne mémorielle des « soldats maudits » est un élément majeur de la « politique historique » adoptée par le gouvernement nationaliste conservateur qui a pris le pouvoir en Pologne en 2015. Officiellement, le nombre de ces soldats aurait été de 120.000 à 180.000, soit le double de celui des partisans antiallemands. A l’époque, le gouvernement communiste les évaluait entre 9.000 et 12.000 combattants. La résistance officielle, dissoute après la défaite allemande, les désavoue. Certains combattants fuyaient la répression communiste pour avoir combattu dans la résistance non communiste, d’autres se livraient à des meurtres de minorités ethniques, d’autres encore se contentaient de voler et de piller. Il est arrivé qu’une même unité se livre à toutes ces actions. Ils ont été traqués par la police communiste, emprisonnés ou exécutés, et condamnés à l’oubli.
Propagande révisionniste officielle
Au même moment, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a soutenu, lors d’une visite à New York en 2018, que les 300.000 survivants juifs polonais avaient survécu « parce qu’ils avaient rencontré un Polonais ». En réalité, 250.000 d’entre eux ont survécu en Union soviétique, tandis que pour ceux qui ont réussi à ne pas être tués sous l’occupation allemande, la rencontre avec des Polonais était problématique. Elle pouvait être synonyme de salut – un quart des Justes reconnus par Yad Vashem étaient polonais – mais aussi de mort. Il ressort des recherches des historiens polonais Jan Grabowski et Barbara Engelking que les Polonais ont soit dénoncé, soit carrément assassiné au moins 65.000 Juifs polonais qui tentaient de se cacher.
Varsovie rejette également toutes les demandes de restitution des biens juifs individuels survivants, affirmant à tort qu’il ne s’agit pas de demandes de restitution, mais de compensation pour les pertes subies pendant la guerre. La Pologne est le seul pays de l’Union européenne à ne pas avoir adopté de loi sur la restitution des biens privés, sans laquelle il est pratiquement impossible d’intenter un recours devant les tribunaux polonais. En outre, une loi polonaise récente rend impossible la contestation de décisions administratives après 30 ans – et la plupart des décisions concernant les biens juifs étaient des décisions administratives.
La Pologne a également exprimé sa désapprobation envers les visites organisées par de jeunes Israéliens en Pologne, affirmant que leurs programmes déforment l’histoire et que la présence de personnel de sécurité israélien armé est inacceptable.
La campagne de réhabilitation de ces combattants s’inscrit dans le cadre plus large d’une propagande révisionniste officielle dont l’objectif est de produire une image entièrement positive de l’histoire polonaise récente. Tout a commencé avec l’adoption en 2018 de la « loi sur la Shoah », qui érige notamment en crime, passible d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans de prison, le fait d’alléguer que « la nation polonaise était responsable ou coresponsable des crimes de guerre nazis du Troisième Reich allemand pendant la Seconde Guerre mondiale ». Bien que cet article ait finalement été supprimé après qu’Israël, les Etats-Unis, le Canada et la France eurent exprimé leur indignation officielle, les auteurs de travaux de recherche et d’enquêtes journalistiques sur la participation de la Pologne au massacre des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale se heurtent depuis lors à de nombreuses difficultés de la part des autorités polonaises.
Protestation du Musée Polin
La pièce de monnaie Józef Kuraś a été émise à peine un mois avant le 80e anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie. Cet événement a été célébré officiellement par l’Etat, tandis que les organisations juives et de la société civile ont quant à elles organisé leurs propres cérémonies, séparées, comme c’était le cas à l’époque communiste. Certaines des victimes de Kuraś étaient des survivants de ce ghetto. Bien que la coïncidence soit probablement fortuite, le message est clair, même s’il n’est peut-être pas intentionnel. Le meurtre de Juifs est répréhensible s’il est commis par des Allemands. S’il est commis par des patriotes polonais, il ne l’est pas nécessairement. L’émission de la pièce a été dénoncée par une lettre de protestation du musée Polin et signée par un certain nombre de personnalités actives dans le domaine des relations polono-juives.
Résistant et antisémite
Né en 1915, Józef Kuraś est officier dans l’armée polonaise. Lorsque l’Allemagne envahit la Pologne en septembre 1939, il est lieutenant dans le 1er régiment de fusiliers de Podhale. Sous l’occupation allemande, il poursuit le combat dans les unités de la Confédération des Tatras et les Bataillons paysans. Il rejoindra ensuite l’Armia Krajowa (AK). En 1943, les Allemands abattent sa femme, son fils et son père, puis mettent le feu à la maison. Dès lors, il utilise le pseudonyme « Ogien » (feu).
Lorsque la région de Podhale passe sous contrôle soviétique, Józef Kuraś sort des montagnes et mène ses hommes à Nowy Targ où il transforme ses partisans en unités de la Milice citoyenne (une force de police). En mars 1945, Józef Kuraś devient commandant de l’Urzad Bezpieczenstwa (UB), la police secrète communiste du ministère de la Sécurité publique de Pologne. Il profite de sa fonction pour placer ses hommes aux postes clés du gouvernement régional et de la sécurité. Mais quelques semaines plus tard, menacé d’arrestation par les autorités communistes, Józef Kuraś rejoint à nouveau les montagnes et crée avec certains de ses anciens soldats l’unité Błyskawica (éclair).
Entre avril 1945 et février 1947, avec ses « soldats maudits », il combat les formations de l’UB et du NKVD soviétique, attaque les institutions de l’Etat, pille, tue des « collaborateurs » et massacre des civils juifs et slovaques. Encerclé par les forces de sécurité polonaises, il meurt le 22 février 1947 dans le village d’Ostrowsko près de Nowy Targ. Après un combat acharné contre les forces gouvernementales, il se tire une balle dans la tête. N’étant pas mort immédiatement, il sera transporté dans un hôpital où il meurt le lendemain.