Écrit par : Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël
Elie Barnavi
05/11/2024
Regards n°1110

Sinouar, in memoriam

Ce qui étonnant n’est pas que Tsahal ait enfin eu la peau de Yahya Sinwar. L’organisateur en chef du massacre du 7 octobre n’avait aucune chance de mourir paisiblement dans son lit, et il le savait. Tôt ou tard, son sort était scellé. Ce qui est étonnant, c’est qu’il n’a pas été liquidé dans une embuscade soigneusement tendue par un commando d’élite, grâce aux renseignements humains et électroniques mobilisés sans discontinuer à cet effet, mais lors d’une rencontre fortuite sur le terrain avec des cadets de l’école d’infanterie et des soldats d’une unité de chars. Une preuve de plus que la guerre, comme la vie, est un jeu où le hasard se moque de la nécessité.

On n’avait pas besoin de son élimination pour savoir que le psychopathe de Gaza a eu tout faux. Le soi-disant spécialiste de la société israélienne, parfait hébréophone qui a passé vingt-deux ans dans les geôles de l’ennemi juif et se piquait de le comprendre mieux qu’il ne se comprenait lui-même, n’a en fait rien compris à son fonctionnement ni à ses ressorts intimes. Il s’est imaginé que le spectacle de ses divisions tout au long de l’année qui a précédé son coup de force l’avait rendu exsangue, incapable de faire front. Il n’a pas vu que, dans l’épreuve, les divisions seraient mises sous le boisseau, ni imaginé la férocité de la riposte. Pis, il a mal lu la carte géopolitique de la région. Il espérait que ses alliés de « l’axe de résistance », et à leur tête l’Iran et le Hezbollah, se mobiliseraient derrière lui. Il n’a pas compris que, pour Téhéran, Gaza était somme toute un front secondaire, que le Hamas sunnite était bien moins important que le Hezbollah chiite, et que le rôle dévolu à ce dernier n’était pas de protéger le Hamas, mais, au premier chef, de servir de bouclier à l’Iran et à son programme
nucléaire. Ce mauvais pari, les Gazaouis l’ont payé de la mort de dizaines de milliers d’entre eux et de la dévastation de leur territoire, et lui, de sa vie.

Tout crédité de génie stratégique qu’il fût, Hassan Nasrallah, le chef charismatique du Hezbollah, n’a pas mieux déchiffré le mode opératoire de l’adversaire. Lui s’imaginait qu’en faisant le service minimum pour soulager Gaza, il allait pouvoir maintenir la vieille formule d’échange de coups maîtrisé et de provocations graduelles qui lui a si bien réussi dans le passé. Mais, en liant imprudemment le sort du Liban à celui de Gaza et le sien à celui de Sinwar, il n’a pas saisi que le 7 octobre et le déplacement de dizaines de milliers d’Israéliens des localités frontalières de Galilée avaient tout changé. Quand Israël a renversé la table, c’était trop tard pour lui ; il était enseveli, avec son état-major, sous les décombres d’un immeuble de Beyrouth.

Pour Israël, ces deux cadavres devraient représenter mieux qu’une revanche bienvenue sur des ennemis implacables. La mort de Sinwar, surtout, offre au gouvernement Netanyahou la « photo de la victoire » qui lui permettrait de sortir par le haut de la séquence mortifère de la guerre de Gaza. Arrêter les frais dans la bande, où Tsahal a fini de démanteler les forces organisées du Hamas et ne fait désormais que tourner en rond, rendrait enfin possible le retour des otages, calmerait le front Nord et ouvrirait le chapitre diplomatique du conflit. On sait comment ce chapitre devrait s’écrire. L’Autorité palestinienne reprendrait pied à Gaza, entourée d’une force internationale arabe, ou euro-arabe, seul moyen d’en finir avec le gouvernement du Hamas. Dans un deuxième temps, commenceraient les travaux gigantesques de reconstruction du territoire, financés par les pays du Golfe, les États-Unis, l’Union européenne et les organismes internationaux. Parallèlement, débuteraient les négociations pour une normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite, qui n’attend que cela. Évidemment, la condition en serait l’acceptation par Israël d’un horizon politique pour les Palestiniens.

Un immense panneau d'affichage avec une photo de Yahya Sinwar placé sur un batiment dans une rue de Téhéran

Mais pour que tout cela advienne, il faudrait un gouvernement responsable à Jérusalem. Comme on sait, c’est loin d’être le cas. Netanyahou a besoin de la guerre pour perpétuer son pouvoir. Voilà pourquoi, aussitôt après l’élimination de Sinwar, il a promis de continuer la guerre jusqu’à cette mythique « victoire totale » dont nul ne sait de quoi elle pourrait bien être faite, surtout pas ses généraux. En attendant, son parti organise des réunions publiques, avec force ministres et députés, pour pousser à la colonisation du territoire, et l’armée essaie de déplacer les centaines de milliers de Palestiniens du nord de la bande vers le sud afin d’en déloger les cellules du Hamas qui ne cessent d’émerger des tunnels et de mordre les chevilles des troupes.

Comment, dans ces conditions, assurer l’acheminement de l’aide humanitaire, comme l’exigent les Américains ? Comme Israël a décrété la mort de l’UNRWA et qu’il n’est pas question d’une quelconque implication de l’Autorité palestinienne – « Ni Hamastan ni Fatahstan » a déclaré le Premier ministre –, et que l’armée ne veut absolument pas s’en charger, et à juste titre, on en est à réfléchir à faire appel à des sociétés armées privées, israéliennes et étrangères. La privatisation de l’humanitaire, il fallait y penser.

La situation dans le Nord est différente. Là-bas, il y a un État, certes pitoyable mais en principe souverain, et une frontière internationale tracée par les Nations unies et contestée seulement sur des points de détail. Aussi bien, les buts de guerre d’Israël y sont assez clairement définis : détruire les positions du Hezbollah dans le Sud-Liban, rejeter ses forces au-delà du fleuve Litani, démanteler autant que faire se peut ses infrastructures politiques et militaires dans l’ensemble du pays, tuer le plus possible de ses chefs, et permettre ainsi aux déplacés des localités frontalières de rentrer chez eux. Selon Tsahal, l’opération terrestre aura atteint ses objectifs d’ici à quelques semaines. Les diplomates, sous la houlette des États-Unis et de la France, pourront alors prendre les choses en main.

Il s’agit pour l’essentiel de ressusciter la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU qui avait conclu la deuxième guerre du Liban de 2006. Elle prévoyait le retrait des forces du Hezbollah au-delà du Litani, la prise en main du Sud-Liban par une armée libanaise renforcée et une Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL). Le Hezbollah s’est assis sur cette résolution et s’est joué des Casques bleus. La plus importante force de maintien de la paix au monde, avec quelque 10.000 hommes et un budget annuel de 500 millions de dollars, n’a strictement rien fait. Enfin si, elle a rédigé quelques rapports, a observé quelques mouvements suspects, a organisé des séances d’information au bénéfice de ses troupes destinées à prévenir les abus sexuels… Moyennant quoi, le Hezbollah a bâti à sa barbe, et à proximité de ses installations, une formidable infrastructure militaire – villages fortifiés, tunnels défensifs et offensifs, arsenaux.

Que tout le monde, Israël inclus, ait fermé les yeux sur ce scandale qui a quand même duré dix-huit ans, n’est pas une raison pour recommencer. Les Américains proposent une résolution 1701 renforcée, sans que l’on sache très bien ce que cela recouvre. Israël revendique une sorte de droite de poursuite en territoire libanais en cas de violation des termes de la résolution, ce qui semble difficile à imaginer. En tout état de cause, avec ou sans accord, Israël ne pourra pas revenir au statu quo ante. Il fut trop cher payé

Écrit par : Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël
Elie Barnavi

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