On reste pantois devant l’audace et la sophistication du dernier exploit des services israéliens. Pour parvenir à faire exploser des milliers de bipeurs, à distance et simultanément, il fallait pénétrer le réseau clandestin de communication du Hezbollah, remonter la chaîne d’approvisionnement, planter des charges explosives de dix à vingt grammes dans ces petits appareils avant qu’ils ne soient distribués à ses destinataires, les activer enfin au moment choisi : mardi 17 septembre à 15h30. Le résultat de l’opération : une douzaine de tués, près de trois mille blessés, dans la quasi-totalité des membres de l’organisation. Rebelote le lendemain. Cette fois, après que l’organisation a ordonné à ses hommes de cesser d’utiliser des pagers, ce sont des talkies-walkies qui ont explosé à travers le pays, faisant une quinzaine de victimes et des centaines de blessés.
Le coup porté est dévastateur : outre la saignée en hommes et la désorganisation des circuits de communication, et donc de la chaîne de commandement, il y a l’humiliation et, plus grave encore, l’incertitude. S’« ils » sont capables de « ça », que peuvent-ils encore inventer ? En effet, plus aucun outil électronique relié au réseau Internet n’est à l’abri, y compris d’humbles appareils domestiques. Le Hezbollah avait pourtant pris ses précautions ; ainsi, les téléphones portables étaient interdits. Le bipeur, outil rudimentaire, semblait sûr. Jusqu’à maintenant.
Trois questions d’imposent. La première, que l’on s’est posée chaque fois que Tsahal et/ou les services réussissaient un coup james-bondesque – l’élimination à Damas du général iranien Mohammad Reza Zahedi, le commandant de la force Al-Quds en Syrie en avril, celles, en juillet, d’Ismaïl Haniyeh en plein Téhéran et de Fouad Shukr, le chef d’état-major du Hezbollah, en plein Beyrouth, dernièrement l’opération de commando aéroportée à Damas – vient immédiatement à l’esprit. Comment ce même Tsahal, ce même Mossad et ce même Shin Beth se sont-ils montrés aussi ineptes le 7 octobre ?
La deuxième concerne le moment choisi. Pourquoi maintenant ? En effet, une opération pareille, qui se prépare de longs mois durant, est particulièrement efficace comme prélude à une campagne militaire d’envergure, laquelle tarde à se matérialiser. Il semble que le renseignement israélien ait eu des raisons de soupçonner que le Hezbollah était sur le point de découvrir le pot aux roses et que l’on ait décidé d’agir avant.
La troisième question, enfin, est la plus conséquente : à quoi ces opérations spectaculaires servent-elles ? Autrement dit, s’insèrent-elles dans une stratégie ou ne sont-elles que des « coups » que l’on fait lorsque l’occasion se présente et que l’on saisit pour restaurer la dissuasion, panser les plaies de l’honneur bafoué et remonter le moral d’un peuple exténué par une année de guerre dont il n’aperçoit pas la fin ? La réponse est malheureusement claire : aucune de ces opérations, ni toutes prises ensemble n’ont changé l’équation stratégique dans la région ; et non, Israël n’a pas de stratégie globale, seulement des tactiques de gestion du conflit, aussi bien à Gaza que face au Hezbollah.
Sans préjuger de la réaction du parti de Dieu, il est peu probable que le camouflet qu’il vient de subir va le forcer à capituler. Tout ce qu’on peut espérer est qu’il s’en tiendra à la tactique actuelle du coup pour coup qui lui a permis jusque-là de faire bonne figure sans franchir le seuil au-delà duquel il sera entraîné dans une guerre à grande échelle. Si tel est le cas, Israël, qui visiblement vient de franchir ce seuil, a le choix entre deux scénarios. L’un est précisément la guerre totale. Ces dernières semaines, l’entourage de Netanyahou a fait savoir que le Premier ministre était tout prêt d’ordonner une vaste opération terrestre au Liban. Il est difficile de faire la part de l’intoxication dans le moulin de rumeurs, de fausses nouvelles et de calomnies dont son cabinet est coutumier. Ce que l’on peut avancer sans grand risque d’erreur est qu’une opération majeure au Liban coûtera cher, très cher, forcera l’armée, éprouvée par une année de conflit et en manque d’effectifs, à se battre sur deux fronts, auxquels il faut ajouter la Cisjordanie, et exposera le pays à une vague de condamnations internationales – tout cela pour un résultat qui ressemblera à s’y méprendre à la situation que nous connaissons aujourd’hui.
L’alternative ? Un accord qui mette fin à la guerre à Gaza, dont les chefs militaires assurent qu’elle est désormais sans objet, assure la libération des otages qui sont encore en vie et entraîne automatiquement un cessez-le-feu dans le Nord.
Justement, au moment où j’écris ces lignes, une nouvelle proposition israélienne vient d’atterrir sur le bureau du président des États-Unis : la libération de tous les otages, d’un coup, en échange de l’arrêt de la guerre et de l’élargissement d’un nombre indéterminé de prisonniers palestiniens. L’élément le plus original du plan est un sauf-conduit offert à Yahya Sinwar pour quitter le territoire en compagnie de sa famille et de milliers de membres du Hamas, vers une destination de son choix. On attend la réaction de l’intéressé. Comme disent les Américains, ne retenez pas votre souffle.
Pendant que le gouvernement Netanyahou joue le sort du pays à la roulette russe, que le pays est en guerre sans aucun plan pour en sortir et avec de bonnes chances d’ajouter la guerre à la guerre, que les otages meurent dans les tunnels du Hamas, et j’en passe, la politique garde tous ses droits. C’est le moment qu’a choisi Netanyahou pour licencier Yoav Gallant, son ministre de la Défense, le seul homme compétent de son équipe de bras cassés et le seul, aussi, auquel les Américains font confiance. Gallant, on s’en souvient, a déjà été l’objet d’une tentative de licenciement en mars 2023, pour avoir osé mettre en garde les Israéliens contre les dangers sécuritaires du coup d’État judiciaire. À l’époque, une énorme mobilisation populaire a fait reculer le Premier ministre. Aujourd’hui, il veut s’en débarrasser supposément à cause de son manque d’enthousiasme en faveur d’une opération d’envergure au Liban. En fait, c’est parce qu’il s’oppose à une loi scélérate d’exemption des ultraorthodoxes du service militaire.
Or, les partis ultraorthodoxes s’impatientent et menacent de quitter le gouvernement, ce qui provoquerait sa chute. Il s’agit donc de remplacer Gallant, mais par qui ? Justement, un candidat est tout trouvé : Gideon Sa’ar, chef d’un petit parti de droite bizarrement nommé Nouvel Espoir, qui avait quitté le Likoud en son temps en traitant Netanyahou de tous les noms. Que Gideon Sa’ar n’entende rien aux problèmes de défense, ce n’est pas vraiment un problème. Le problème était, pour des raisons dont je ne veux pas charger inutilement l’esprit des lecteurs de Regards, que Sarah Netanyahou, l’épouse déséquilibrée du Premier ministre, n’en voulait pas. Sans l’accord de Sarah, pas de Gideon. Heureusement, cet obstacle a été levé. Il reste à voir comment lever celui qui s’est dressé depuis sur la route de l’impétrant : le brusque regain de tension dans le Nord. Un détail.
Il est fascinant de suivre au jour le jour la descente d’un pays dans l’autoritarisme, et terrifiant lorsqu’on est citoyen de ce pays. J’en ai touché un mot dans mon dernier bloc-notes. Qu’il me suffise de rappeler qu’un délinquant récidiviste a pris possession de la police et que la police, comme chacun sait, est l’outil de choix des régimes dictatoriaux. En démocratie, les policiers servent l’État et les citoyens ; en dictature, ils sont au service du gouvernement. Par manque de place, un exemple suffira.
Le vendredi 13 septembre, trois femmes d’un certain âge ont été arrêtées et emmenées, menottes aux poignets et entraves aux pieds, au poste de police d’Herzliya Pituakh, la banlieue chic de Tel-Aviv dont elles sont résidentes, pour interrogatoire. Elles y ont passé huit heures, et a police a demandé au tribunal la prolongation de leur garde à vue, ce qui ne lui a pas été accordée. Le crime de ces trois femmes ? Avoir déposé des tracts en faveur de la libération des otages sur les sièges de la synagogue de Yuli Edelstein, membre éminent du Likoud et président de la commission des Affaires étrangères de la Knesset. Pourquoi Edelstein ? Parce qu’il fut un « prisonnier de Sion » en URSS (un des derniers refuzniks à être libéré en 1987), et ces femmes ont naïvement pensé que l’expérience de sa jeunesse pouvait ouvrir son cœur au calvaire somme toute similaire vécu par les otages. Edelstein a remercié la police de le « protéger contre les émeutiers. »