Cette année à Rosh Hashana, le miel et la pomme avaient comme un goût amer. Ce sont là deux produits parmi les plus onéreux en Israël, qui est déjà le sixième pays le plus cher au monde pour l’alimentation. Pire, les consommateurs goûtaient à ces douceurs comme un condamné se délecte d’un dernier repas avant la sentence. Alors que les prix ont déjà fortement augmenté pendant l’été, le couperet vient de tomber : une nouvelle flambée des prix est attendue à partir du 1er novembre. Les prix des pommes et autres fruits frais doivent augmenter de 8,5%, le lait de 15%. Une hausse de 20% est annoncée par le groupe Unilever (qui vend les soupes Knorr, les glaces Magnum ou les savons Dove) ; 30% pour les produits du groupe Sano (papier toilette et nettoyage).
La date de cette nouvelle augmentation n’est pas choisie au hasard. Les distributeurs ont laissé un sursis aux consommateurs jusqu’à la fin des fêtes de Tishri, mais ils se rattrapent ensuite, en espérant que chacun ait l’esprit occupé par les élections. Peine perdue puisque selon les sondages, le coût de la vie est une préoccupation majeure des Israéliens et le principal critère qui détermine leur vote au scrutin du 1er novembre.
Une économie insulaire
Comparé à d’autres pays, Israël semble a priori assez bien loti. Depuis 10 ans, l’inflation y est de 10%, contre 31% en moyenne dans l’OCDE. Un pic de 7,4% a été atteint en juillet dernier – du jamais vu depuis 14 ans. Toutefois, cela reste inférieur aux taux d’inflation constatés aux Etats-Unis et en Europe occidentale (respectivement 8% et 9%). De même, Israël est peu touché par les conséquences de la guerre en Ukraine et plutôt protégé de la crise énergétique grâce à ses réserves de gaz naturel en Méditerranée.
Les raisons de l’inflation sont bien connues. Partout en cette période post-covid, on assiste à un ralentissement brutal de la croissance mondiale et à une pénurie de matières premières. Israël en est particulièrement affecté. Ce petit pays de 9,5 millions d’habitants vit sous une pression démographique constante (entre forte natalité et aliyah, la population s’accroît de 2% par an), ce qui amplifie la demande et augmente mécaniquement les prix. Surtout, voilà un pays enclavé, presque sans frontières terrestres, où tout est acheminé par voie maritime ou aérienne comme s’il s’agissait d’une île. Or, Israël manque cruellement d’infrastructures. En revanche, il croule sous les réglementations, ce qui renforce les monopoles et gonfle encore les prix.
Plus encore que l’inflation, le problème en Israël vient du fait que les revenus ne suivent pas. Le salaire moyen y est de 11.753 shekels (3.400 euros), en baisse depuis un an et inférieur à 64% des autres pays de l’OCDE. Mais ces chiffres peuvent être trompeurs car portés par le secteur de la high tech, véritable locomotive de la croissance israélienne, qui ne représente que 10% des salariés. En réalité, le marché du travail est saturé. Il faut dire qu’une partie de la population n’y a pas accès (ultra-orthodoxes, arabes israéliens). Tout cela contribue à faire d’Israël l’un des pays les plus inégalitaires : 10% des plus riches gagnent 19 fois plus que les 50% les plus pauvres.
Enfin, le niveau des prix comparés est très haut en Israël. Cela ne traduit pas la hausse des prix, mais reflète le renforcement du shekel, qui a gagné 23% face à l’euro en dix ans. Résultat : si d’un côté, cela permet de freiner l’inflation sur les importations, de l’autre côté, cela rebute les investisseurs étrangers et les touristes. Israël est devenu un pays très, voire trop cher.
Avec la nouvelle flambée des prix, les économistes prévoient un ralentissement de la croissance. « Le consommateur israélien achètera moins et nous le verront devenir plus sélectif au supermarché », analyse Shira Achiaz dans Globes. Selon un sondage de la Histadruth, la fédération des syndicats, un tiers des Israéliens envisagent de réduire leurs dépenses et 58% vont boycotter les produits dont les prix s’envolent.
Crise du logement
Au cocktail explosif coûts élevés et salaires bas, il faut ajouter la crise du logement, dont les prix ont triplé depuis 2001. La réputation de Tel-Aviv n’est plus à faire puisqu’elle a été classée en décembre 2021 ville la plus chère du monde. Le prix moyen d’un appartement y est de plus d’1,2 million d’euros. Un coût énorme qui se répercute ensuite sur les loyers. Beaucoup mettent en garde contre le risque de bulle immobilière.
Ni Jérusalem ni la périphérie ne sont épargnées par la crise, dont les causes tiennent à la fois à la pénurie de l’offre face à une demande croissante, à l’absence de logements sociaux, à la hausse du taux d’intérêt par la Banque d’Israël et à la flambée générale des prix. Le coût des biens immobiliers a augmenté de 17,9% cette année, soit la plus forte hausse en 10 ans.
Aujourd’hui, le prix moyen d’un appartement en Israël est d’environ 600.000 euros. A condition de trouver un apport personnel de 243.000 euros. Selon le rapport publié en 2022 par la banque UBS, il faut travailler plus de 40 ans pour que le paiement des loyers couvre le prix d’un bien immobilier. Alors les ménages qui rêvent de devenir propriétaires sont contraints de lorgner du côté de la périphérie. Quand d’autres décident tout bonnement de s’exiler à Berlin ou à Chypre [voir encadré].
Chypre, nouveau refuge des Israéliens
« Personne ne quitte Israël à cause du Hamas ou du Hezbollah, mais parce qu’il ne peut pas supporter le fardeau du coût de la vie ni acheter d’appartement ». Le général Yoav Galant, qui s’exprimait ainsi début octobre à la Conférence du Yigal Allon Center, le sait parfaitement : il a été ministre de la Construction et du Logement sous Netanyahou, au moment même où les prix de l’immobilier flambaient. C’est sous son mandat que les Israéliens ont commencé à s’exiler, d’abord à Berlin, puis au Portugal et à Chypre.
L’île d’Aphrodite possède bien des atouts : elle est à moins d’une heure de vol de Tel-Aviv, jouit du même climat qu’Israël, appartient à l’Union européenne avec un mode de vie méditerranéen pas du tout dépaysant, et surtout cumule les avantages économiques. Peu de taxes, des salaires élevés, des prix bas. Un couple d’Israéliens incapable de s’offrir un appartement en périphérie devient facilement sur l’île l’heureux locataire d’une grande villa avec piscine et vue sur la mer.
Plus de 5.000 Israéliens vivent aujourd’hui à Chypre ; un chiffre qui a doublé depuis 2018. Ils appartiennent à la classe moyenne, ont des professions libérales et scolarisent leurs enfants dans des écoles privés anglophones. Dynamiques, ambitieux, ce sont de gros consommateurs et de gros contribuables. Dommage qu’Israël fasse tout pour s’en priver.
Vers une nouvelle révolte des tentes ?
En 2011, la « révolte du fromage blanc » et la « révolte des tentes » avaient envoyé les Israéliens dans la rue pour moins que ça. Les manifestations avaient réuni 400.000 personnes, entraînant des baisses des prix laitiers et une réforme du droit des locataires, même si les prix n’ont jamais été bloqués. En juillet dernier, quelques tentes ont fait leur réapparition boulevard Rothschild mais sur la place Habima, une manifestation n’a attiré que 2.500 personnes. « Tout est cher ici et quand quelqu’un ose ouvrir la bouche et se plaindre, on lui répond de déménager », a déclaré Gal Shor, l’un des organisateurs du rassemblement. « Alors partir ? A Berlin ? J’ai été élevé dans l’amour de ce pays. Nous n’avons pas d’autre pays et je veux construire ma vie ici ».
La grogne s’observe aussi sur le terrain politique. Pas moins de trois partis se présentent aux élections avec un programme axé sur la lutte contre la vie chère et la libéralisation du marché. Aucun ne devrait franchir le seuil électoral. Là aussi, on est loin des élans du passé quand un Moshé Kahlon, devenu héros populaire après avoir combattu le monopole de la téléphonie mobile, avait gagné 10 sièges en 2015.
Est-ce par apathie ? Fatalisme ? Les Israéliens terrassés par la hausse du coût de la vie se mobilisent peu. Au moins vont-ils se prononcer dans les urnes. Pour assurer son retour, Netanyahou se présente comme M. pouvoir d’achat, sans donner de détails sur son programme. Face à lui, le gouvernement Lapid a lancé plusieurs réformes pour faire baisser les prix, faciliter les importations, simplifier les règlements et ouvrir les marchés à la concurrence. Promesses ou réalité ? Dans tous les cas, les effets ne devraient pas se faire ressentir de sitôt dans le portefeuille du consommateur.