Regards n°1090

La tentation du pronostic

Encore une semaine à subir une campagne sans queue ni tête dont l’unique objet est Netanyahou, encore et toujours Netanyahou. Comment cela se terminera-t-il ? On m’a posé la question dernièrement lors d’un débat public et moi, qui avais décidé que je ne jouerais plus jamais au prophète en politique, je n’ai pas résisté à la tentation du pronostic. Oh ! avec toutes les réserves d’usage, mais enfin, je m’y suis risqué. Ce pronostic, le voici.

Netanyahou n’aura pas les 61 mandats nécessaires pour former une coalition à sa main qui lui permette d’échapper à la justice. Mais il n’y aura pas non plus de sixième élection, le pays dans son ensemble, et surtout les partis ultraorthodoxes, ne le tolèreront pas. Donc, le chef de l’opposition sera écarté par les caciques de son propre parti, lesquels aiguisent dans l’ombre les couteaux du parricide. Tu quoque… Lui parti, le jeu sera derechef ouvert et toutes les combinaisons deviennent envisageables. Le problème, du moins pour les gens de mon « bloc », est que le Likoud se retrouvera en position de pivot de la prochaine coalition, avec ses « alliés naturels » ultraorthodoxes et, sans doute, le Camp national de Gantz-Saar-Eisenkot, l’ancien chef de l’armée qui l’a rejoint. Un gouvernement franchement de droite donc. Mais un gouvernement qui nous épargnera la disgrâce de l’entrée en force au gouvernement de l’extrême droite fondamentaliste et ouvertement raciste qui, rassemblée en une formation unique sous la pression de Netanyahou, a le vent en poupe dans les sondages. Et le saccage sans rémission de la démocratie israélienne.

Voilà donc le scénario qui me paraît le plus probable. Amis lecteurs, ne venez surtout pas le 2 novembre me reprocher d’avoir été nevi sheker, « faux prophète » !

La dernière action notable du gouvernement de transition avant les élections du 1er novembre est l’accord avec le Liban, négocié par les Américains, sur le tracé de notre frontière maritime avec notre malheureux voisin. Cela fait dix ans que cette négociation tripartite se poursuit cahin-caha. Pourquoi a-t-elle enfin fini par aboutir ?

La réponse tient en un mot : gaz. Israël dispose dans le nord de sa Zone économique exclusive (ZEE), au large de Haïfa, d’un gisement de gaz offshore baptisé Karish et d’une plateforme de forage déjà opérationnelle. A quelques encablures de là, le Liban, dont l’économie est en lambeaux, espère trouver également du gaz dans le champ dit Kana, et se tirer grâce à cette précieuse ressource, pour l’heure hypothétique, du gouffre où l’ont précipité ses propres turpitudes. Mais qu’est-ce qui est à qui ? Il s’agissait donc de tracer une ligne de démarcation maritime qui satisfasse à peu près les deux voisins qui sont techniquement en état de guerre et ne se parlent que par intermédiaires interposés. Ajoutez à cela le fait que le Hezbollah, dont la « résistance » à Israël est la raison d’être, est le maître effectif du pays du Cèdre. Le malheur existentiel libanais et la ténacité d’Amos Hochstein l’émissaire américain (un Juif qui a fait son service militaire en Israël, soit dit en passan) ont fini par payer.

L’accord prévoit la reconnaissance de la «ligne des bouées», une série  de bouées flottantes longue de cinq à six kilomètres installée par Tsahal lors de son retrait du Sud-Liban en 2000 pour marquer la séparation entre les deux pays ; au-delà, une ligne de démarcation maritime entre les deux sones d’exploitation gazière, Karish restant tout entier dans la zone israélienne et Kana se trouvant pour l’essentiel en zone libanaise ; et une compensation financière au bénéfice d’Israël pour le gaz qui y serait extrait, payable par Total, l’exploitant du gisement éventuel.

Naturellement, comme tout accord international, celui-ci est le fruit d’un compromis, et, comme tout compromis, il ne répond pas entièrement aux attentes d’aucune des parties. Et il faut une bonne dose d’optimisme pour y voir, comme certains, un nouveau chapitre des accords d’Abraham, ne fût-ce qu’en pointillé. Cependant, vu d’Israël, il constitue une indéniable avancée stratégique. La « ligne des bouées », essentielle aux yeux des militaires, est, au grand dam du Hezbollah, la première frontière reconnue entre les deux pays. Surtout, l’accord crée une conjonction d’intérêts qui rend improbable sa rupture par l’organisation terroriste, laquelle l’a endossé de mauvaise grâce tout en essayant de convaincre le bon peuple que c’est elle qui l’a rendu possible.

Comme on pouvait s’y attendre, Netanyahou et ses laquais ont dénoncé l’accord dans des termes d’une violence inouïe. Ce serait, à les en croire, une capitulation en rase campagne devant le Hezbollah, à la limite de la trahison. Netanyahou a même promis de l’abroger dès son arrivée aux affaires – avant de rétropédaler. La continuité de l’Etat ? L’opinion unanime des chefs de la sécurité, armée, Mossad et Shin Beth confondus ? Allons donc, que vaut tout cela en regard de la seule chose qui compte : gagner les élections et, dans la foulée, son bras de fer avec la justice ?

Parmi les verrues sur le visage de l’Etat juif, l’une des plus déplaisantes est sa collusion sécuritaire avec quelques-uns des régimes les plus infâmes de la planète, de l’Afrique du Sud de l’apartheid hier à la Birmanie des généraux génocidaires aujourd’hui. Je me souviens d’un article ahurissant paru dans Yedioth Aharonoth à l’époque où l’idéal kantien de la paix universelle semblait à portée de la main. Le journaliste rendait compte de l’état d’esprit lugubre des responsables des industries de défense qui se demandaient à qui on allait pouvoir vendre nos armes dans un environnement aussi décourageant. Je ne suis pas pacifiste et je comprends fort bien qu’une nation doive faire commerce d’armes, ne fût-ce que pour entretenir une industrie capable de soutenir ses propres besoins sécuritaires. Mais enfin, parler d’« apocalypse » car la paix menace, voilà ce qui était pour le moins bizarre. Les voici depuis rassurés.

Cependant, une nouvelle verrue est venue nous défigurer, et celle-ci n’a rien à voir avec des ventes d’armes mais avec le refus d’en vendre. Je parle bien sûr de la posture neutraliste qu’Israël a adoptée dans le conflit russo-ukrainien. J’ai déjà dit dans ces colonnes comment les gouvernements qui se sont succédé à Jérusalem depuis le début de l’assaut barbare de Poutine contre son voisin ont justifié leurs misérables contorsions : amis des deux belligérants, nous serions bien placés pour jouer les intermédiaires – d’où la lamentable pantalonnade diplomatique de Naftali Bennett au début du conflit ; Poutine risque de se retourner contre les Juifs de son pays jusqu’à les empêcher d’émigrer en Israël, il a d’ailleurs commencé à chercher noise à l’Agence juive ;  surtout, surtout, l’autocrate russe est notre voisin du nord, et il va nous punir en nous fermant le ciel syrien, voire, si l’on donne des moyens de défense antiaérienne aux Ukrainiens, en en fournissant au régime de Damas. 

C’est une posture de plus en plus difficile à justifier. Chaque jour qui passe apporte la preuve renouvelée de la brutalité sans nom de l’armée russe, aussi inefficace que barbare. Les Américains, censément nos alliés les plus précieux, s’impatientent. La défaite possible, sinon probable de la Russie nous place carrément dans le camp des vaincus. En attendant, Poutine affiche son alliance militaire avec notre plus mortel ennemi, l’Iran, qui lui fournit drones et missiles balistiques. Enfin, l’enlisement de la soldatesque de Poutine en Ukraine l’oblige à dégarnir ses troupes en Syrie, où ses capacités de rétorsion s’amenuisent d’autant.

Le « parti de la neutralité », a écrit Machiavel, est celui « qu’embrassent le plus souvent les princes irrésolus ». Il a ajouté qu’« il les conduisaient le plus souvent à leur ruine. » A leur ruine, peut-être pas, à leur déshonneur, sûrement.

Écrit par : Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël
Elie Barnavi

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