Des publications marquent ce retour aux origines de Spirou et sa confrontation avec l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en Belgique. Laurence Schram (Kazerne Dossin) a contribué à l’excellent ouvrage collectif qui accompagne l’exposition du Mémorial. « Bravo a réussi un chef-d’œuvre grâce à un travail de très longue haleine auquel j’ai participé. Pour moi, c’est un des meilleurs Spirou ! », affirme Laurence Schram. « Bravo y met en scène des faits méconnus tels l’engagement résistant de Jean-Georges Evrard, alias Jean Doisy, premier rédacteur en chef du Journal de Spirou et l’aide à la Résistance des éditions Dupuis. Il nous révèle l’œuvre du peintre Felix Nussbaum, avec lequel il a des affinités historiques : son père, républicain espagnol était au camp d’Argelès, proche de Saint-Cyprien où est interné Nussbaum en 1940. Les commissaires, Didier Pasamonik et Caroline François, ont effectué un travail de fou pour monter cette exposition ». Autre auteur du catalogue, Joël Kotek fait remarquer que L’exposition Shoah et bande dessinée en 2017 évoquait la lente émergence du judéocide en BD et se terminait par l’idée d’une « mémoire apaisée » avec des images du Spirou de Bravo : « Spirou dans la tourmente de la Shoah est une mise en abyme, centrée sur la Belgique, même si Spirou est inventé par Rob-Vel, un dessinateur français que la guerre contraint à céder son héros aux éditions Dupuis qui le confient à Jijé, puis à Franquin. La BD de Bravo est récréative, accessible, mais aussi pédagogique et historique. L’exposition présente l’histoire de l’Occupation et de la collaboration en Belgique ainsi que l’œuvre de Nussbaum, l’un des plus grands peintres du 20e siècle, déporté l’été 1944 dans le dernier train de Malines à Auschwitz. Elle montre aussi le contexte du développement de la BD belge sous l’Occupation avec l’ascension d’Hergé et les débuts de Willy Vandersteen qui dessine pour la SS sous le pseudonyme de Kaproen ! ».
Chantal Kesteloot (CegeSoma), elle aussi co-auteure du livre de l’exposition, exprime son point de vue d’historienne : « Je trouve que c’est une BD salutaire qui peut servir d’introduction pour tout public à l’époque la plus sombre du 20e siècle ! Bravo a pris le temps de se documenter, consultant toutes les sources historiques pour s’imprégner du sujet et réaliser son projet. On ne peut qu’être séduit par sa démarche ! Spirou est un personnage intemporel. Bravo le plonge dans l’époque où il a été créé et parvient à lui donner une densité historique. Il en fait le témoin de l’Occupation et de la Shoah en Belgique. L’exposition du Mémorial, très dense, s’adresse tant aux adultes qu’aux enfants. Elle aborde quatre grands sujets : « L’espoir malgré tout » de Bravo, la Belgique sous l’occupation, l’histoire de Nussbaum et sa compagne Felka, et enfin la BD sous l’Occupation en Belgique et en France Aujourd’hui, les derniers témoins disparaissent et les historiens sont incontournables mais l’Histoire ne leur appartient pas ! De plus en plus souvent des auteurs engagés dans la fiction nous contactent pour se documenter, ce qui montre leur sensibilité à la démarche des historiens ».
Finesse de documentation
Grand connaisseur du 9e art, Didier Pasamonik a fait venir le Spirou de Bravo à Bruxelles en 2019 (Spirou et Bruxelles sous l’occupation). Il explique que L’exposition montre la Shoah en Belgique, un sujet tout à fait inconnu des Français, et suggère aussi à quel point l’œuvre de Bravo est d’une finesse de documentation incroyable, par exemple dans sa représentation du départ d’un convoi de Juifs à la caserne Dossin. « Bravo perçoit très bien la réalité du génocide juif et se base sur le « Journal de guerre » de Paul Struye pour figurer la vie quotidienne en Belgique occupée », insiste Didier Pasamonik. « Nous avons dans l’exposition une dizaine de Nussbaum, un prêt difficile à obtenir, le musée d’Osnabrück ne voulant pas lâcher tous les chefs-d’œuvre que Bravo représente dans sa BD. On voit un portrait peint par Felka Platek, une des rares toiles conservées de cette artiste, ainsi qu’un portrait de Nussbaum par Sha Qi, le « Van Gogh chinois ». En faisant l’exposition nous avons découvert que ce peintre chinois était un camarade d’académie de Tchang Tchong-Jen, ce qui permet de faire le lien avec Hergé ! Nous exposons aussi des œuvres antisémites de Jijé, figurant en couverture du magazine Le Moustique, et La galerie des traîtres, brochure publiée à la Libération par le journal résistant L’insoumis et tout comme « Les aventures de Tintin et Milou au pays des nazis » de l’hebdomadaire La Patrie, dénonçant la collaboration d’Hergé dont nous montrons le fameux strip antisémite de Tintin publié dans Le Soir volé. La dernière section de l’exposition raconte la BD sous l’occupation, comparant la Belgique avec la France, où les deux plus grands éditeurs de BD sont juifs : les frères Offenstadt et Paul Winkler. Leur concurrent, Cino del Duca, est un exilé antifasciste italien ! En Belgique sous l’occupation Hergé devient la star ! En publiant ses strips dans Le Soir et Het Laatste Nieuws il touche des centaines de milliers de lecteurs. La BD belge a tant de succès car elle sort au bon moment, sans la concurrence des BD américaines et grâce une convergence de talents, dans un média nouveau ».
C’est en préparant l’exposition que Didier Pasamonik découvre l’incroyable histoire de Jean Doisy et de la cache des Juifs : « Suite à l’interdiction du Journal de Spirou par les Allemands en 1943, il crée le Théâtre des Farfadets dont les spectacles itinérants émerveillent les petits lecteurs de Spirou et servent de couverture à des actions de résistance. Nous avons découvert que la mère du marionnettiste, Suzanne Moons, militante de la Jeunesse ouvrière chrétienne, était « Brigitte », membre du Comité de Défense des Juifs (CDJ) et qui a sauvé 600 enfants juifs, dont ma propre mère ! Je ne savais pas si Doisy, membre du Front de l’Indépendance, le FI, menait ses actions de résistance à l’insu de ses patrons. Fondateur de la maison d’édition, Jean Dupuis est un catholique maurrassien et antisémite. Après mai 40, il se retrouve à Londres durant toute l’occupation et dans son courrier conseille à ses fils de collaborer, ce qu’ils ne font pas ! Après-guerre l’auditorat militaire juge que les frères Dupuis sont de bons patriotes. En pleine guerre, Doisy livre à la presse clandestine une tonne de papier provenant de stocks cachés par les Dupuis ».
Comme le dit Didier Pasamonik, Jean-Georges Evrard, alias Jean Doisy et Le Fureteur est un personnage de roman ! Issu de l’enseignement catholique, ce journaliste, auteur de romans policiers, est un antifasciste militant depuis bien avant la guerre. On le voit en photo avec Xavier Relecom, secrétaire général du parti communiste. Il connaît Hertz Jospa du CDJ, recrute Victor Martin pour sa mission clandestine à Auschwitz. Scénariste de BD, auteur du rédactionnel du Journal de Spirou, alias « le fureteur », il crée le club des Amis de Spirou (AdS). Ce résistant de la première heure est le protagoniste de la bande dessinée de Morvan et Evrard, Les amis de Spirou, dont vient de paraître le premier tome, une histoire inspirée de l’engagement de Doisy au FI et du parcours résistant de deux Amis de Spirou, adolescents fidèles au « code d’honneur » des AdS, tués lors des combats de la Libération. Une bande dessinée ancrée dans l’histoire de la Résistance au Pays noir !
Expositions
Spirou dans la tourmente de la Shoah.
Jusqu’au 30 août 2023 ; tous jours 10-18h (jeudi 10-22h)
Mémorial de la Shoah
17 rue Geoffroy-l’Asnier, Paris 4e
www.memorialdelashoah.org
Dupuis : La fabrique de héros. 100 ans de 9e art au Pays noir.
Jusqu’au 30 juillet 2023 ; ma-ve 9-17h, sa-di 10-18h
Musée des Beaux-Arts
67 Boulevard Pierre Mayence, 6000 Charleroi
www.charleroi-museum.be
Publications
Didier Pasamonik (dir.), Spirou dans la tourmente de la Shoah, Dupuis et Mémorial de la Shoah, 2023.
Jean-David Morvan et David Evrard, Les amis de Spirou, tome 1, Un ami de Spirou et franc et droit…, Dupuis, 2023