Il s’agit d’une réédition d’un texte paru la première fois en 1955, douze ans après la mort de Soutine, et dont l’auteur, contemporain de Soutine, peintre lui-même, est, avouons-le, totalement oublié. Issue d’une famille juive, il quitta encore adolescent sa Hongrie natale pour parcourir l’Europe en proie à une effervescence artistique extraordinaire. Il est à Zurich et à Munich avec la naissance du dadaïsme, puis à Berlin, enfin à Paris où il se lie avec le grand Blaise Cendrars, auteur de ma célèbre Prose du transsibérien. C’est à Paris, entre 1910 et 1920, autour des ateliers de la Ruche, qu’il fréquente tout ce que l’art moderne compte, à l’époque et aujourd’hui encore, à commencer par Chagall, Modigliani, enfin Soutine, misérable parmi les misérables. Un personnage tout droit sorti des romans de Dostoïevski, tel que le voit Szittya, dont l’âme et le destin sont façonnés par ses origines
Soutine nait en 1894 dans un village de Lituanie, un village essentiellement juif, d’une pauvreté dont on n’a plus idée aujourd’hui. Paysages de boue, de nuit, de faim. On n’imagine même pas qu’une ville comme Paris puisse exister. Il peint très tôt, à commencer par le portrait de son maître au heder. « La communauté tout entière fut si
effrayée par ce portrait qu’on fut sur le point de chasser l’enfant du village. Les gens avaient une peur superstitieuse de l’image ». Soutine devint véritablement peintre en s’inscrivant aux Beaux-Arts de Vilna. Avec son camarade Krémègne, ils sont condamnés à mendier leur pitance auprès des Juifs riches de la ville. C’est Krémègne qui partit le premier pour Paris et la Ruche, rejoignant Chagall, Kikoïne, Pascin, Zadkine, Lipchitz et Modigliani, et qui fit venir Soutine. C’était la Belle Époque, mais pas pour tout le monde. Chez ces artistes juifs, le ghetto famélique se prolongeait. Seul Chagall, semble-t-il, s’en sortait un peu mieux que les autres. Soutine était en outre affecté de deux maladies insoignables, un ulcère à l’estomac, l’autre vénérienne qu’il avait contractée auprès d’une prostituée (juive) de Vilna.
En matière d’amour, comme pour le reste, Soutine était un être tourmenté, « dostoïevskien ». Szittya dresse de lui un portrait peu flatteur : il était d’une saleté repoussante, et son atelier était à son image. Misérable, malade, sale. Quoi d’autre ? Misanthrope. Szittya nous le répète : il n’a jamais éprouvé un sentiment de tendresse pour un autre être et il n’a jamais su ce qu’était un véritable ami. Il eut une fille, née en 1925, qu’il ne voulut jamais voir. Un être totalement asocial, en somme. Et pourtant séduisant, par son mystère même, et son irréductible singularité. Un autre aspect de son fichu caractère : alors même qu’il commence à connaitre le succès, il freine autant qu’il peut, ne réclamant en échange d’une toile qu’un peu d’argent pour boire et faire une visite au bordel. Pourtant, la prospérité vint, mais Soutine ne changea pas pour autant : il répugnait toujours, dit Szittya, à prendre un bain et à entrer dans une banque.