Il suffit de se promener le long des plages de Tel-Aviv pendant l’été pour s’en convaincre : exhiber ses tatouages est l’un des sports favoris des Israéliens. Dans la chaleur moite de la ville blanche, qu’ils se prélassent sur leurs serviettes, s’essaient à des figures de surf sur les rouleaux de la Méditerranée ou s’adonnent à de frénétiques parties de matkot, ces petites raquettes de bois au bruit sourd, les corps dorés par le soleil dévoilent leurs plus belles créations. Un motif floral déployé sur la hanche côtoie un symbole tribal polynésien aux chevilles, le portrait d’une femme en clair-obscur à l’avant-bras croise un dragon rouge flamboyant couvrant le dos.
Les Israéliens osent tous les styles. Il est loin le temps où le tatouage signifiait un passage par la case prison. La pratique s’est démocratisée, elle a quitté les quartiers interlopes et les docks des grands ports pour s’implanter au cœur des villes. À Tel-Aviv, capitale de la jeunesse israélienne, les salons de tatouages les plus branchés se trouvent au célèbre Dizengoff Center avec les boutiques de mode. Les jeunes mais aussi les moins jeunes, les hommes comme les femmes, plutôt bohème ou carrément bourgeois, presque tous portent aujourd’hui un voire plusieurs tatouages bien visibles sur leur corps. Mais pour franchir la porte et oser passer sous l’aiguille du tatoueur, les Juifs ont dû briser nombre de tabous.
Torah et légendes urbaines
À commencer par l’interdit religieux. « Ne vous imprimez point de tatouage », est-il écrit dans le Lévitique (19 :28), attestant par ailleurs du fait que cette pratique remonte à la plus haute Antiquité. La tradition juive réprouve le tatouage puisqu’elle prohibe les images et l’idolâtrie. Le corps se doit d’être pur. La seule intervention extérieure possible est la circoncision, signe de l’alliance entre le peuple juif et Dieu, qui ne peut souffrir d’aucune concurrence. De fait, le tatoueur s’adonnant à cette transgression est plus condamnable encore que le tatoué. L’interdit est à ce point ancré dans les esprits qu’on dit que les Juifs tatoués ne peuvent se faire enterrer dans un cimetière juif. L’adage n’a en réalité aucun fondement religieux et relève de la légende urbaine, même si cela n’empêche pas les mères juives de le répéter à l’envi. Ou plutôt l’ont-elles longtemps répété, car le tatouage est désormais entré dans les mœurs comme en témoigne le tatoueur Roey Pentagram.
Il a ouvert son premier salon en 1997, dans le quartier malfamé de la gare centrale de Tel-Aviv à une époque où « ceux qui venaient se faire tatouer étaient essentiellement des jeunes ou des musiciens ». Depuis 2002, il est installé rue Dizengoff où il propose une encre 100 % vegan friendly : « Aujourd’hui, j’ai comme clients des médecins, des avocats, des profs… Une responsable de l’école maternelle peut avoir un tatouage à l’avant-bras sans que cela ne choque personne. J’ai même accueilli quelques religieux, mais ils ôtent leur kippa quand ils se font tatouer ! », nous confie-t-il.
Du mauvais garçon à Madame tout-le-monde
Autre tabou suprême pour les Juifs qu’il a fallu briser : le tatouage est associé à l’enregistrement des détenus du camp d’Auschwitz ; une marque honteuse que les survivants de la Shoah ont toujours préféré dissimuler. Quand la mode du tatouage est apparue aux États-Unis dans les années 1970, il lui a fallu une bonne décennie avant d’arriver en Israël, retrace Oz Almog, professeur de sociologie à l’université de Haïfa, dans une étude intitulée « Tattooing the taboo ». Ainsi, le tatouage illustre bien la transformation de l’austère pionnier-soldat sioniste en un Sabra américanisé, plus ouvert sur le monde tout en étant plus individualiste et artificiel. Typiquement, le tatouage est aujourd’hui un rite de passage que les jeunes Israéliens font au sortir de l’armée pour en conserver la mémoire dans la peau. Ou bien il est réalisé lors du voyage qui suit la quille, en Asie ou en Amérique latine, au moment de goûter la liberté dans ce qui est souvent la première expérience individuelle. En Israël comme ailleurs, on peut célébrer un amour ou la naissance d’un enfant en se faisant graver son nom ou une date. Mais de plus en plus, on entre dans un salon simplement pour se faire plaisir et embellir son corps, le tatouage devenant un accessoire presque comme un autre avec ses styles et ses effets de mode.
« En ce moment, le lion est très tendance en Israël à cause de sa signification : symbole sioniste pour les uns, renvoyant au prénom Ariel ou au signe du zodiaque pour d’autres. De même, tout ce qui est calligraphie est à la mode, qu’il s’agisse d’un nom ou de citations », observe Roey Pentagram. Et de nous préciser : « Généralement, ceux qui demandent des mots en hébreu sont des touristes. Ils viennent se faire un tatouage dans cette belle langue ancienne, sans savoir forcément ce que cela signifie, mais ils sont contents de repartir de Terre sainte avec cela ». « Il y a beaucoup de clichés », nous dit regretter pour sa part le professeur Almog. « Les gens vont dans un salon de tatouage, choisissent un modèle sur catalogue et optent souvent pour le plus kitsch. C’est d’une banalité ! Voici une nouvelle preuve de l’influence de la mondialisation sur Israël : nous avons aujourd’hui de la mauvaise musique, une culture médiocre et des tatouages de mauvais goût ! »
Repousser les limites
C’est oublier que les tatoueurs peuvent être de vrais artistes. L’un des plus célèbres en Israël est Eden Kozokaro, dit Kozo, 25 ans à peine, déjà un million de fans sur Instagram et quelques stars au compteur depuis qu’il s’est installé à New York. Tom Holland, l’acteur de Spiderman, est passé entre ses mains, mais on ignore s’il a choisi de se faire tatouer une araignée. Surtout, certains tatouages sont bien plus que des images. Kay Wilson, poignardée alors qu’elle randonnait dans la forêt de Jérusalem avec son amie, assassinée dans l’attentat, porte une prière juive au poignet pour « ne pas oublier ni céder à la haine ». Son tatouage lui a été offert lors d’une séance au musée d’Israël en 2016 avec dix autres Israéliens victimes de blessures physiques ou morales. Pour eux, se faire tatouer est une façon de se réapproprier leur corps. Poussant la logique plus loin encore, au risque de faire hurler, des Israéliens se sont fait tatouer sur le bras le numéro de matricule de leur aïeul, rescapé de la Shoah. Une façon, d’après eux, d’honorer sa mémoire et de transformer la honte en victoire.
Cependant, celui qui dynamite tous les tabous est sans conteste Nery Conforti, 44 ans, l’homme le plus tatoué d’Israël. Ce « mignon petit ashkénaze » élevé dans une famille sans histoire à Ness Tziona, comme il aime à se présenter, est tatoué des pieds à la tête. « Ma mère m’a toujours dit de ne pas me faire tatouer le visage : “Tu es un beau garçon, c’est dommage’’. J’ai repoussé l’idée encore et encore », déclare-t-il au site Ynet. « Finalement, ce n’est qu’après son décès que j’ai commencé à me faire tatouer le visage ». Il s’est tourné pour cela vers Roey Pentagram. Inspiré par la qualité de son travail, il vient de lui confier le projet de retatouer tout son corps à la manière d’un Terminator, le cyborg indestructible incarné par Arnold Schwarzenegger.
« J’ai pour principe de ne pas tatouer les parties visibles du corps si quelqu’un n’en a pas ailleurs. De même je refuse de travailler avec des mineurs, car mes œuvres sont indélébiles », nous explique Pentagram. « Je connais Nery depuis 20 ans. C’est quelqu’un d’équilibré, qui travaille comme chef dans un restaurant. Il m’a convaincu de son projet ». Et d’ajouter, admiratif : « Je suis reconnaissant envers des gens comme Nery de briser le dernier tabou. Qu’un gars aussi gentil et sympa que lui se fasse tatouer le visage, cela peut en inspirer d’autres, plus timides, pour avoir finalement le tatouage sur la jambe dont ils rêvaient ». Avis aux amateurs.
Le plus vieux salon de tatouage du monde se trouve à Jérusalem
Il lui arrive de garer sa Harley devant sa boutique, dans la Vieille Ville. Wassim Razzouk, cheveux mi-longs, look de rocker et tatouages sur les bras, est l’heureux propriétaire du Razzouk Tattoo, le plus ancien salon de tatouage du monde, vieux de 700 ans.
Descendant d’une famille copte originaire d’Égypte, il est l’héritier d’une tradition qui se perpétue depuis 28 générations puisque ses deux fils Anton et Nizar travaillent désormais à ses côtés.
Ses ancêtres utilisaient les tatouages pour marquer les coptes et leur permettre d’accéder plus facilement aux églises. Venus comme pèlerins dans la Ville sainte avec des tampons en bois sculptés qui leur servaient de pochoir, ils y sont restés et ont continué à tatouer les chrétiens.
Des milliers de pèlerins sont venus se faire tatouer la croix de Jérusalem, une image de Vierge à l’enfant ou un Christ ressuscité par un tatoueur de la Ville sainte, les plus célèbres étant les rois Edward VII d’Angleterre et Frédéric IX du Danemark. Aujourd’hui, nul besoin de se déplacer pour vivre cette expérience spirituelle : Razzouk expédie ses modèles de tatouage partout dans le monde.