L’héritage de Trump et le président “normal” Joe Biden

Frédérique Schillo
Ancien vice-président de Barak Obama, Joe Biden représente tout ce que Trump n’est pas : un président normal. Mais son arrivée ne signifie pas pour autant un retour aux années Obama entre Washington et Jérusalem.
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Il lui a fallu deux semaines pour se rendre à l’évidence. Le 17 novembre, Benjamin Netanyahou s’est enfin entretenu avec le « président-élu » américain Joe Biden, un terme qu’il rechignait jusqu’alors à prononcer pour ménager son ami Donald Trump. Lentement, une page se tourne en Israël. C’en est bientôt fini de quatre ans d’une politique brutale et grossière, entre coups de menton, contrats ronflants et rafales de tweets, qui aura tant inspiré Netanyahou et électrisé la droite israélienne. Trump s’en va, remplacé par un politicien aussi chevronné qu’il était novice et aussi conformiste qu’il est irrespectueux. Mais son arrivée ne signifie pas pour autant un retour aux années Obama entre Washington et Jérusalem.

Ils sont peu d’Américains à pouvoir prétendre en savoir autant que Biden sur Israël. Trump aimait mettre en avant l’époux de sa fille Ivanka, Jared Kushner ; le nouveau président a aussi un gendre juif (Howard Krein, un chirurgien de Philadelphie), mais il n’aura pas besoin de le propulser conseiller pour le Moyen-Orient. Biden connaît Israël depuis 1973 quand, jeune trentenaire fraîchement élu au Sénat, il réserva son premier voyage international à la Terre sainte, sans se douter que la guerre y éclaterait un mois plus tard. Sa première poignée de mains fut pour Golda Meir, qu’il venait mettre en garde contre l’annexion des territoires palestiniens. Sa réponse l’a touché : « Elle a dit, nous avons une arme secrète dans notre conflit avec les Arabes. Vous voyez, nous n’avons pas d’autre endroit où aller ». Après ce voyage, Biden n’aura de cesse de s’engager en faveur d’Israël et sa sécurité. Tout en demeurant l’un des plus fervents soutiens de la solution à deux Etats.

Biden a connu Golda Meir

D’autres rencontres ont suivi. « J’ai eu le privilège de connaître tous les Premiers ministres israéliens depuis Golda Meir, et plus qu’en passant », aime-t-il à rappeler. Mais aucune ne l’a autant marqué que la « grand-mère d’Israël ». Quant à Netanyahou, leur relation a connu trop de petites humiliations pour être parfaitement sereine. On se souvient encore du passage en force du Premier ministre israélien devant le Congrès pour mettre en garde contre l’accord nucléaire iranien négocié par la Maison blanche. Biden, invité à l’écouter en tant que vice-président et, selon la Constitution, président du Sénat, avait brillé par son absence. Cinq ans plus tôt, en mars 2010, Netanyahou avait cru bon d’annoncer de nouvelles constructions dans les colonies au moment où Biden était en voyage officiel en Israël. Une méthode qu’il condamnera dans un vibrant discours anti colonisation à l’université de Tel-Aviv.

Malgré tout, les liens vont nécessairement se réchauffer entre les deux hommes. Netanyahou est un pragmatique ; impensable pour lui de sacrifier la relation spéciale avec Washington. Sans aller jusqu’à parler d’amitié, il évoque désormais une « relation chaleureuse de près de 40 ans » avec Biden, lequel, comme l’affirme son site de campagne, assure qu’il « continuera de faire en sorte que l’Etat juif, le peuple juif et les valeurs juives aient le soutien indéfectible des Etats-Unis ». Sur le fond, il a beau honnir le Trumpisme, le nouveau président ne va pas renverser la table. Il n’a pas le tempérament cassant d’un Trump. C’est au contraire un modéré, un centriste opposé à la colonisation comme au BDS, quelqu’un capable de dire à Netanyahou, comme le rappelle Denis Ross dans le Financial Times : « Bibi, je ne suis pas d’accord avec ce que vous dîtes, mais je vous aime ».

De toute façon, Biden voudrait refermer une parenthèse Trump qu’il ne le pourrait pas. D’abord parce que le Trumpisme, qui plonge ses racines dans la droite réactionnaire, est durablement implanté aux Etats-Unis. A tel point que le Sénat pourrait rester aux mains des Républicains, réduisant la marge de manœuvre du nouveau président. Ses efforts se tourneraient alors vers l’international en attendant les midterms, ce qui serait bon pour Israël mais, là encore, difficile d’oublier son prédécesseur. Le Moyen-Orient a changé sous Trump ; Israël est méconnaissable. La colonisation a progressé, le transfert de l’Ambassade américaine à Jérusalem et la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur le Golan sont des « cadeaux » faits aux sionistes religieux qui ne peuvent être repris. Plus encore, les Israéliens sont tous imprégnés du style Trump. Netanyahu imite ses attaques contre les médias, les juges, l’Etat profond. Son challenger Naftali Bennett est un illibéral assumé dont l’un des slogans était : « Avec moi, Israël n’aura plus à s’excuser ».

Trump parti, les effets de sa conduite se font toujours sentir au Moyen-Orient. Sans compter qu’il peut encore créer des situations irréversibles. Fragilisé pendant la transition, le président sortant évite d’ordinaire les coups d’éclat. Mais Obama n’avait-il pas fait voter la résolution 2334 anti-colonisation au Conseil de sécurité peu avant de quitter le pouvoir ? Et puis, franchement, est-ce que Donald Trump a une tête de « canard boiteux » (lame duck) comme on appelle aux Etats-Unis le président sur le départ ? D’ici au 20 janvier, il peut faire un geste spectaculaire, au choix, en direction de l’espion Jonathan Pollard (qu’il aiderait à émigrer en Israël), de la reconnaissance des colonies, en élargissant les accords d’Abraham auprès de pays arabes inquiets de voir Téhéran reprendre des couleurs, voire en intervenant directement en Iran.

Une fois aux affaires, Biden sera scruté en Israël sur deux grands dossiers : les Palestiniens et l’Iran. Dans les deux cas, il tachera de renouer le dialogue en regagnant la confiance de ses interlocuteurs. Elle lui est déjà acquise côté palestinien, où le départ de Trump est attendu comme une délivrance. Il faut dire aussi que Biden, et plus encore la future vice-présidente Kamala Harris [voir encadré] ont beaucoup promis aux Palestiniens pendant la campagne : réouverture du bureau de l’OLP à Washington, du Consulat américain à Jérusalem-Est, reprise de l’aide humanitaire à Gaza. Pour faire bonne figure, Mahmoud Abbas a remis à plus tard la réconciliation avec le Hamas. Les législatives prévues en Cisjordanie et à Gaza ne sont plus à l’ordre du jour ; les Palestiniens privés de droit de vote depuis 2006 attendront encore. Autre preuve de bonne volonté, Ramallah a annoncé reprendre la coopération sécuritaire avec Israël, rompue depuis le 19 mai dernier. Peut-on espérer plus ?

La fin du soi-disant « deal du siècle »

Fervent partisan de la solution à deux Etats, Biden saluera la fin du soi-disant « deal du siècle » avec son projet d’annexion unilatérale de pans de la Cisjordanie et exigera sans doute le gel de la colonisation. Mais il ne se lancera pas tout de suite dans des pourparlers de paix. Le leadership palestinien est trop fragile (Abbas, 85 ans, vient de perdre son fidèle négociateur Saeb Erekat) et surtout, les Israéliens, encore enivrés de Trumpisme, refuseront tout compromis. Avec eux, le temps fera office de cellule de dégrisement.

Autre dossier sensible : l’Iran, véritable « crash test » pour Biden et le gouvernement Netanyahou. En cas de retour à l’accord nucléaire, « il y aura une violente confrontation entre Israël et l’Iran », prévient le ministre Tzachi Hanegbi. Si le futur hôte de la Maison blanche dit sa volonté de renégocier un accord pour empêcher une bombe iranienne, encore lui faut-il arriver au préalable à une position commune avec les signataires européens du JCPOA, puis les Chinois et Russes, sur le volet nucléaire, mais aussi balistique et la question des activités iraniennes au Moyen-Orient. Une négociation qui n’interviendra pas avant fin juin 2021, date de la présidentielle en Iran. Là encore, le temps et un dialogue mesuré, par étape, pourront atténuer les tensions avec Israël mais aussi les Etats du Golfe et l’Arabie saoudite, alliée historique des Américains dans la région. Avant d’entrer dans l’ère du « président normal », c’est tout le Moyen-Orient qui doit se déshabituer de Trump.

***

Kamala Harris, plus à droite que Biden sur Israël

C’est elle qui a été chargée d’annoncer les mesures à venir en faveur des Palestiniens. Pourtant, cette figure de la diversité, baptiste d’origine afro-américaine et indienne, mariée à un Juif, est loin d’incarner la gauche du parti démocrate. Sur Israël, Kamala Harris est même plus à droite que Biden.

Soutien de la solution à deux Etats, opposée au BDS, elle a salué le transfert de l’ambassade à Jérusalem et même parrainé, comme sénatrice de Californie, un texte dénonçant la décision d’Obama et Biden de s’abstenir sur une résolution du Conseil de sécurité anti-colonisation. Un geste qui délégitimait Israël selon elle.

Autant dire qu’Harris est à mille lieux d’un Bernie Sanders ou de la jeune garde progressiste du parti, emmenée par Alexandria Ocasio-Cortez et son fameux “squad”. Très influents sur la question des droits de l’Homme, isolationnistes, ces « gauchistes » exercent de fortes pressions pour infléchir la ligne du parti en faveur des Palestiniens. AOC s’est récemment illustrée en refusant de participer à un hommage à Yitzhak Rabin, apprenant qu’il fut militaire avant d’être le soldat de la paix.

Première femme vice-présidente, Harris retient d’autant plus l’attention que Biden, qui aura 82 ans en 2024, ne briguera pas un second mandat. Avant d’espérer affronter le futur candidat républicain, elle aura fort à faire avec les extrémistes de son propre parti

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris