Les camps en présence se déterminant uniquement en fonction de la personne de Benjamin Netanyahou, les coalitions éventuelles se présentent comme de drôles d’attelages. D’un côté, le Likoud, le parti du Premier ministre, comme le parti républicain aux Etats-Unis est devenu le parti de Trump, auquel se joindront automatiquement ses alliés ultraorthodoxes, ainsi qu’une petite alliance judéo-fasciste appelée Sionisme religieux. Selon les derniers sondages, ces trois formations totaliseraient 55 sièges, six de moins donc que le minimum nécessaire pour disposer d’une majorité. En face, eh bien, tous les autres, droite, gauche et centre confondus, dont le seul ciment est précisément le refus de siéger sous « Bibi », soit quelque 57 ou 58 sièges. Pas suffisant non plus. Reste Yamina de Naftali Bennett, un parti d’extrême droite regroupant religieux et séculiers, auquel les sondages accordent une douzaine de sièges et qui se voit ainsi promu faiseur de rois. Certes, Bennett déteste Netanyahou, qui n’a eu de cesse de l’humilier, et ne demanderait pas mieux que de l’envoyer paître. Mais il détesterait encore davantage rester dans l’opposition. Aussi s’est-il bien gardé de promettre qu’il ne gouvernerait pas avec Netanyahou, auquel sa position de fléau de la balance lui permettra de demander la lune, en l’occurrence, le portefeuille de la Défense et la rotation à la tête du gouvernement. Soucieux qu’il soit de disposer d’une majorité qui l’autoriserait à légiférer la fin de son calvaire judiciaire, Netanyahou ne sera en mesure de rien lui refuser.
La seule inconnue concerne le seuil électoral de 3,25% qu’il faut franchir pour entrer à la Knesset. Or, la plupart des partis qui risquent de trébucher en deçà de l’obstacle fatidique sont au centre – le Kahol Lavan de l’inénarrable Benny Gantz – et à gauche : les travaillistes, ressuscités des morts par la grâce de leur nouvelle présidente Merav Michaeli mais dont les résultats restent modestes ; et Meretz, désormais impossible à distinguer de sa sœur travailliste. En posture délicate aussi, la petite formation islamiste Raam, qui a rompu avec ses trois partenaires de la Liste unifiée et se présente seule, au risque de ne pas passer. Désolé d’assommer les lecteurs de Regards avec ces détails dont l’intérêt ne saute pas aux yeux, mais ils ont leur importance si l’on veut comprendre les enjeux du scrutin.
Une dernière observation. Afin d’optimiser les chances du « bloc », il est essentiel que les pertes de voix soient réduites au minimum, autrement dit qu’aucun parti affilié ne se retrouve en deçà du seuil électoral. Au centre gauche, on n’a pas su faire cela, trop d’ego et de minuscules nuances idéologiques étaient en jeu. Netanyahou y a pourvu dans son camp, en forçant le chef de file des nationaux-religieux à s’allier avec la liste Otzma Yehoudith (« Force juive ») d’Itamar Ben-Gvir, un émule du feu rabbin Kahane, et une petite liste religieuse dont l’homophobie tient lieu de programme. Vous avez bien lu : pour donner toutes ses chances à sa majorité, le Premier ministre prendra dans sa coalition, voire dans son gouvernement, l’héritier autoproclamé d’un homme et d’un parti qui avaient été en leur temps empêchés de se présenter aux élections pour cause de racisme, un candidat terroriste qui, lors des manifestations précédant l’assassinat d’Yitzhak Rabin, a brandi à la télévision l’ornement du capot de la voiture du Premier ministre. J’ai encore ses mots dans les oreilles : « On est arrivé à ça, on arrivera bien à lui ! ».
Je disais que le Parti travailliste, donné naguère pour mort, a fait l’expérience d’une sorte de résurrection. Merav Michaeli, militante sociale-démocrate féministe (et, soit dit en passant, mon ancienne étudiante), a réussi à imposer à son parti sclérosé des primaires, ce qui lui a permis d’en renouveler et féminiser la direction.
Justement, en septième position a été élue une jeune femme arabe du nom de Ibtisam Mara’ana, réalisatrice de cinéma et par ailleurs l’épouse d’un Juif. Or, Ibtisam a proféré jadis une insanité. Elle n’arrête pas sa voiture, dit-elle, le Jour du Souvenir des soldats tombés au champ d’honneur pendant les guerres d’Israël, mieux, elle profite du fait que les routes sont calmes. La droite s’est déchaînée contre elle et Ben-Gvir qui a aussitôt introduit une requête auprès de la Commission électorale pour lui interdire de se présenter aux élections. La Commission, corps politique composé de représentants de partis où la droite est majoritaire, a suivi. Selon un déroulé désormais classique, la Cour suprême renversera la décision. La jeune femme s’est d’ailleurs publiquement excusée, a évoqué une erreur de prime jeunesse et assuré que depuis elle se conformait en tous points à la tradition du Jour du Souvenir. Mais l’essentiel est ailleurs et c’est une question de principe. Certes, cette histoire de route libre est de fort mauvais goût. Mais au nom de quoi exigerait-on d’un Arabe israélien de se mettre au garde-à-vous à la mémoire de soldats juifs morts pour lui avoir fait la guerre ? Jadis, on a reproché à un juge arabe de la Cour suprême de ne pas chanter la Hatikva. Vraiment ? Un Arabe devrait-il chanter « Tant qu’au fond du cœur/l’âme juive vibre/et dirigée vers les confins de l’Orient/un œil sur Sion observe » ? Il faudra comprendre enfin que la loyauté que nous, Israéliens juifs, sommes en droit d’attendre de nos concitoyens arabes ne passe pas par l’identification sentimentale à notre histoire et à nos symboles nationaux, mais par un vrai partenariat, ici et maintenant. Tout le reste est hypocrisie.
Un mot enfin sur un concept qui défraye de plus en plus la chronique : apartheid. Le débat portait jusqu’ici sur la situation qui prévaut dans les Territoires occupés. Ceux que ce terme hérisse font valoir que le problème en Cisjordanie n’est pas racial, mais national, et qu’il est donc absurde d’y voir une nouvelle Afrique du Sud. Les autres se réfèrent à la définition plus large de l’apartheid par la Cour pénale internationale – « un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination ». Or voici que l’ONG israélienne B’Tselem, dans un texte qu’elle a rendu public à la mi-janvier, est allée plus loin que tout ce qu’on avait entendu jusqu’ici, en englobant dans sa définition de l’apartheid l’ensemble du territoire de la mer au Jourdain : « Le régime israélien édicte sur tout le territoire qu’il contrôle (territoire souverain israélien, Jérusalem-Est, Cisjordanie et bande de Gaza) un régime d’apartheid. Un principe organisateur est à la base d’un large éventail de politiques israéliennes : faire progresser et perpétuer la suprématie d’un groupe – les Juifs – sur un autre – les Palestiniens. B’Tselem rejette la perception d’Israël comme une démocratie (à l’intérieur de la Ligne verte) qui soutient simultanément une occupation militaire temporaire (au-delà). B’Tselem est parvenu à la conclusion que l’obstacle pour définir le régime israélien comme un régime d’apartheid a été atteint après avoir examiné l’accumulation de politiques et de lois qu’Israël a conçues pour consolider son contrôle sur les Palestiniens ».
La place me manque pour une analyse détaillée de cette assertion. Je me contenterai d’affirmer que, si Ibtisam Mara’ana vit en régime d’apartheid, alors le mot ne veut plus rien dire et le réel qui nous entoure non plus. Où l’on voit une fois de plus comment la passion partisane, aussi généreuse et pétrie de bonnes intentions soit-elle, se retourne contre elle-même.