Jusqu’ici confidentielle et cantonnée à l’Amérique, la cancel culture semble se répandre, notamment par l’intermédiaire des réseaux sociaux. La pratique serait-elle exacerbée sur Twitter et Instagram ?
Thomas Chatterton Williams : Ce que l’on nomme cancel culture est effectivement très adapté aux méthodes de lutte en ligne, sur Twitter et Instagram, précisément parce qu’elle est inextricablement liée aux changements technologiques que ces médias sociaux ont imposés. Nous menons désormais nos vies face au jugement de l’autre dans le panoptique des médias sociaux. Nos penchants vers l’ostracisme, l’identification de boucs émissaires et le « public shaming » ne sont pas vraiment nouveaux, mais ils sont sans aucun doute suralimentés et étendus à toutes les facettes de nos existences aujourd’hui.
Aux côtés de Salman Rushdie, Gloria Steinem, Mark Lilla, Kamel Daoud et 150 écrivains et journalistes de premier plan, vous êtes à l’origine d’un appel à la vigilance sur ces questions. Racontez-nous…
Thomas Chatterton Williams : Au vu des réactions qu’il a suscité, le texte a visiblement touché une corde sensible dans le monde entier, ce qu’aucun des signataires n’aurait pu prédire. Les détracteurs de la lettre ont déclaré qu’elle évoque un problème qui n’en est pas un, qui n’existe pas, mais je ne pense pas que vous puissiez susciter un débat si profond durant plus de six mois dans une demi-douzaine de pays en parlant de quelque chose qui n’a rien de réel. Il est clair que beaucoup de créateurs ont vécu chacun leur tour des expériences qui les poussent à croire qu’il existe un climat de censure croissante et d’intolérance. Et tout cela les rend clairement angoissés. Ils ont peur de prendre la parole. A cela, les tenants d’une certaine forme de censure répondent en rejetant l’argument d’un revers de la main. On comprend pourquoi : leur camp gagne du terrain, il a de plus en plus de pouvoir et ils ne veulent pas ce ça s’arrête.
Selon vous, pourrait-on aborder son identité noire comme son identité juive ?
Thomas Chatterton Williams : Ce que je rejette est cette certitude biologique disant, pour résumer, que le fait d’être noir se distingue forcément des autres formes d’humanité. Pour moi c’est plutôt une affaire de tradition culturelle. C’est un héritage. C’est l’amour de mon père et le monde qu’il incarne. Ce sont certaines des plus grandes œuvres artistiques qui ont été créés aux Etats-Unis. Par certains aspects, je pourrais défendre une « blackness » qui se rapprocherait d’une « Jewishness ». Car beaucoup de Juifs dans mon entourage soutiennent que leur identité n’est pas forcément raciale mais plutôt ethnique et culturelle. C’est une tradition.
En bref
Peut-on encore débattre dans l’Amérique post-Trump ? Si l’élection récente de Joe Biden a permis de remettre un peu calme dans un pays jusqu’alors polarisé à l’extrême, chaque voix semble encore et toujours y prêcher pour sa paroisse, son origine ou bien encore sa couleur de peau. Effrayé par cet universalisme en voie de disparition, Thomas Chatterton Williams tient bon. A l’essentialisme qui déroule un destin écrit à l’avance, il préfère l’existentialisme de ceux qui prennent les commandes de leurs vies, celui de Sartre notamment : « Parfois vous êtes tellement enfermé dans les blessures du passé que vous manquez le cadeau qui vous est fait d’être en vie, le présent et les possibilités que vous offre ce présent de vous réinventer, de créer quelque chose de neuf », explique t-il. Exilé en France depuis dix ans déjà, voilà que Williams poursuit inlassablement la réflexion sur cette « époque où la notion de race obsède ». Il publie ainsi un ouvrage remarqué aux éditions Grasset, Autoportrait en noir et blanc, un essai nourri de ses observations, de son expérience du métissage et de sa crainte d’une société du repli. Maniant la nuance, l’intellectuel américain –dont le père est « noir » et la mère est « blanche »– y appelle à « désapprendre l’idée de race », pourfend la tentation communautariste et reprend le flambeau du vivre ensemble. Salvateur !