Pour un rapport d’historiens sur le passé belge au Rwanda

Véronique Lemberg
A l’instar de La Belgique docile, ce rapport que le CEGES a publié sur la participation des autorités belges à la persécution des Juifs sous l’occupation allemande, il est temps que des historiens fassent la clarté sur la présence coloniale belge au Rwanda et ses implications sur la radicalisation ethnique anti-tutsi qui a culminé par le génocide de 1994
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La publication en mars dernier du rapport de la commission Duclert sur la responsabilité lourde et accablante de la France, et singulièrement de François Mitterrand et de son entourage élyséen, dans le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 a été saluée unanimement pour l’excellent travail que cette commission d’historiens français a accompli. Il a donc fallu 27 ans pour que la France se rende compte de son aveuglement et de sa responsabilité dans ce génocide alors que la Belgique avait constitué une commission parlementaire moins de trois ans après le génocide pour conclure à une responsabilité de la Belgique et de l’ONU dans la tragédie rwandaise.

Lors de la publication en 1997 du rapport de la commission parlementaire belge sur le Rwanda, d’aucuns ont souligné les limites auxquelles elle s’était heurtée et ont pointé les questions restées sans réponses : les circuits de diplomatie parallèle et les réseaux d’amitié et de soutien à des personnages rwandais de l’ancien régime, et particulièrement le rôle joué par l’Internationale démocrate-chrétienne, le financement direct ou indirect par la coopération belge de l’organisation ou des instigateurs du génocide, et enfin le rôle joué par l’Eglise rwandaise dans le génocide. Toutefois, les travaux de cette commission ont porté leurs fruits puisque le 7 avril 2000, lors d’une visite à Kigali à l’occasion des commémorations du génocide, le Premier ministre Guy Verhofstadt a demandé pardon au Rwanda au nom de la Belgique. « Mais depuis lors, c’est le silence radio comme si la Belgique a expédié l’affaire dans une commission parlementaire, des excuses et quelques procès. Comme si les comptes avaient été définitivement soldés », déplore Colette Braeckman, journaliste au Soir où elle couvre l’actualité de l’Afrique centrale. « La France a certes une responsabilité accablante pendant le génocide et les quatre années qui le précèdent, mais la Belgique ne peut pas oublier qu’elle était présente au Rwanda pendant 40 ans. Il faut étudier sérieusement ces quatre décennies coloniales belges et leurs conséquences sur la structuration du Rwanda. Un éclairage sur cette problématique nous permettra de mieux comprendre pourquoi la Belgique est le pays ayant accueilli le nombre le plus élevé de génocidaires ayant fui le Rwanda une fois que le FPR a mis fin au génocide. Les liens tissés depuis de nombreuses années avec la mouvance démocrate-chrétienne flamande ont permis aux milieux génocidaires de refaire leur vie en Belgique en toute tranquillité ».

Spirale ethniciste

Il convient donc de dresser le bilan des relations entre la Belgique et le Rwanda sur une période qui s’étend sur tout le 20e siècle, en essayant de comprendre plus largement dans quelle mesure les quatre décennies de présence coloniale belge ont façonné les mentalités et la manière dont s’est structurée la spirale ethniciste ayant abouti au génocide. C’est nécessaire, car les conclusions de la Commission parlementaire de 1997 n’ont pas abordé cette question fondamentale.

Il serait tentant de confier cette tâche à la commission spéciale chargée de faire la clarté sur le passé colonial de la Belgique au Congo (1908-1960), au Rwanda et au Burundi (1919-1962), que la Chambre des représentants a mise en place durant l’été 2020. Malheureusement, elle semble surtout se focaliser sur le Congo et les associations de rescapés du génocide comme Ibuka nourrissent des craintes sur la réussite et l’honnêteté d’une telle initiative. « En raison de la présence d’une militante négationniste parmi les experts, nous pouvons légitimement nourrir de sérieux doutes », déclare Félicité Lyamukuru, présidente d’Ibuka Mémoire et Justice. « Il semble que les parlementaires aient choisi une perspective privilégiant ce qu’ils appellent la « diaspora rwandaise », c’est-à-dire les réfugiés hutu, dont un nombre non négligeable de génocidaires. C’est étonnant alors que cette commission parlementaire est censée aborder cette question sur le plan de la vérité historique ».

Dans ces conditions, la seule solution satisfaisante réside dans la création d’une véritable commission d’historiens. Dans un communiqué publié en 2020, les associations Ibuka et DRB-Rugari ont clairement défini les problématiques sur lesquelles les historiens doivent encore apporter des éclairages. « Il nous semble indispensable d’aborder le rôle qu’a joué la Belgique dans le processus d’ethnicisation et de division du peuple rwandais, que ce soit en instaurant les cartes d’identité à mention ethnique, la déstructuration et la simplification des structures administratives locales, la diffusion de mythes du peuple majoritaire et du mythe hamitique ou encore par le clair soutien que la Belgique accorda à la révolution sociale de 1959 via des personnalités comme le Colonel Guy Logiest ou Jean-Paul Harroy, qui menèrent à la création de deux républiques racistes. Cette division du peuple rwandais instituée et exacerbée par la Belgique a tragiquement influencé l’histoire du Rwanda durant plusieurs décennies, jusqu’à culminer par le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994 ».

L’Eglise et la racialisation du Rwanda

D’autres insistent encore sur le rôle de l’Eglise catholique, et plus particulièrement l’ordre des Pères blancs, omniprésent au Rwanda pendant toutes ces décennies. En effet, le soutien inconditionnel qu’a apporté l’Eglise catholique au régime hutu a accompagné les bouleversements politiques qui ont agité le Rwanda dans les années 1950 et 1960. Devant la montée des revendications anticolonialistes de la minorité tutsi qu’elle avait soutenue, l’Eglise catholique va se ranger du côté des Hutu pour mettre en place un contre-feu idéologique aux idées d’indépendance qui commençaient à se diffuser au Rwanda. « Le dogme de “l’aristocratie tutsi” et des “masses paysannes hutu” va alors devenir un crédo officiel qui sera repris tel quel jusqu’à nos jours dans les cercles religieux catholiques », rappelait déjà Christian Terras, rédacteur en chef de Golias, publication d’inspiration chrétienne de gauche dans une tribune publiée le 10 août 1995 dans 
Libération. « La confusion socio-raciale est ainsi présentée sous un jour qui se veut démocratique. La racialisation de la société est donc, pour la République hutu, non seulement un dogme fondateur, mais aussi une nécessité qu’il faut à tout prix entretenir. Ce n’est donc pas un hasard si de nombreux ecclésiastiques belges, en particulier flamands, ont transposé ces faits au Rwanda. Le paysan hutu va être ainsi identifié au paysan flamand exploité par une minorité possédante ; tandis que les Tutsi sont comparés à la bourgeoisie francophone ».

Une commission d’historiens présente surtout l’avantage de ne réunir que des chercheurs qui suivent les exigences de la discipline historique. Cela permettra aussi de ne plus se retrouver avec des personnalités aussi gênantes que Filip Reyntjens, ce professeur de droit de l’Université d’Anvers très influent sur les études africaines en Belgique, mais peu crédible en raison de ses prises de position alimentant le négationnisme. « Il n’est pas historien », réagit Patrick de Saint-Exupéry, grand reporter au Figaro et spécialiste de l’Afrique centrale. « Je me suis toujours demandé pourquoi il était constamment présenté comme un spécialiste de cette histoire alors que c’est un constitutionnaliste. Il a toujours réussi à se réclamer de différentes étiquettes sans jamais pouvoir les justifier. Il n’a effectivement pas sa place dans une commission dont la mission est de faire la clarté sur le rapport entre la politique coloniale belge et le processus ethniciste aboutissant au génocide des Tutsi en 1994 ».

Le précédent de la Belgique docile

Les plus pessimistes craignent que la création d’une commission d’historiens relève de la mission impossible. Il existe pourtant un précédent récent en matière de génocide : La Belgique docile, le rapport du CEGES sur la participation des autorités belges dans la persécution et l’extermination des Juifs de Belgique par l’occupant allemand. Loin de s’ériger en juges, les auteurs de ce rapport ont décrit tous les faits pour ensuite tenter de les situer dans un contexte et de les expliquer. Le rapport de plus de mille pages des historiens du CEGES a été communiqué au Sénat en 2007 après deux ans de recherches. Il a conclu à la responsabilité et à la collaboration active d’une partie des autorités belges quant à l’identification et à la persécution des Juifs belges et étrangers. Ce type d’initiative confiée à des historiens a donc le mérite de dépolitiser le problème. Seuls des historiens rompus à l’étude des archives et à l’examen des nombreuses sources historiographiques peuvent mettre en évidence les différents aspects de la présence belge au Rwanda sans verser dans la glorification ni dans la diabolisation à outrance. Et pourquoi ne pas impliquer des historiens rwandais ! C’est aussi une manière intéressante d’aborder ces questions d’une manière plus sereine. Du point de vue de la recherche, une commission de ce type permettrait d’ouvrir des perspectives plus intéressantes et son impact serait beaucoup plus marquant.

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