13/02/2024
Regards n°1102

Le wokisme, nouvelle maladie infantile du gauchisme

Essayiste et cofondateur de la revue Usbek & Rica, Thierry Keller publie Quand on n’ose plus rien dire – De peur de passer pour un réac, aux Éditions de l’Aube. Il y analyse
la poussée wokiste et le retour d’un gauchisme intolérant produisant une certaine tétanie dans le débat public.

Votre prise de conscience autour du retour du gauchisme et plus encore de la percée du wokisme se noue (très tôt) autour de Woody Allen…

Thierry Keller Le « cas » Woody Allen est en effet ma première rencontre avec ce qu’on appelle le wokisme ou la cancel culture. À la fin des années 2010, un couple de New-Yorkais m’a tranquillement conseillé de faire mon deuil de Woody Allen, au motif qu’il aurait commis une agression sexuelle sur sa fille adoptive au début des années 1990 – ce qui, au passage, n’a jamais été prouvé. « Le monde, m’ont dit ces jeunes gens sympathiques, peut très bien se passer de Woody Allen. » Je suis tombé de ma chaise : non seulement je suis moi-même incapable de m’en passer, mais je crois que le monde ne peux pas s’en passer non plus. Derrière cette manifestation candide d’effacement (cancel), je vois un retour du gauchisme, cette maladie infantile du communisme dont parlait Lénine. Je précise que je ne suis ni communiste, ni léniniste ! Mais « gauchisme » me semble plus opérant que « wokisme », un terme fourre-tout utilisé par les vrais réactionnaires pour contester les progrès récents. Les gauchistes sont des enfants qui trépignent, qui veulent tout, tout de suite et, ce faisant, font échouer leur cause. La différence avec avant, c’est que les nouveaux gauchistes sont des gauchistes qui s’ignorent. Ils le sont par inadvertance. Ça ne les rend pas moins dangereux. 

Le wokisme, dites-vous, ne part pas d’un mauvais sentiment, mais il a des tentations autoritaires certaines lorsqu’on pousse sa logique. Que dire, par exemple, des sensitivity readers ?

T.K. Les gauchistes, depuis qu’ils existent, se sont toujours mués en petits dictateurs intolérants. Ils ont toujours soutenu les pires causes au nom du bien : les autocrates africains, les Khmers rouges, et même le terrorisme. Dans les années 2020, par un retournement extraordinaire, les voici qui reprennent à leur compte les préceptes des ligues de vertu les plus conservatrices. D’où les sensitivity readers dont vous parlez : des gens, embauchés par les maisons d’édition, qui guettent le moindre accroc à la bien-pensance et biffent d’un trait de plume les termes jugés offensants. Mais cela porte un nom : c’est de la censure. Et même pire : de l’autocensure, car cela se fait avec l’assentiment de l’auteur. L’écrivaine Tania de Montaigne a écrit une très jolie petite fable sur la question, Sensibilités. L’histoire d’une sensitivity readeuse qui devient dingue, car figurez-vous que tout, dans l’art, est choquant. La vie elle-même est choquante, non ?

Vous consacrez un chapitre entier au phénomène touchant les Juifs et Israël. « Cette incapacité à « saisir » le Juif reste une pierre dans le jardin gauchiste », y écrivez-vous.

T.K. Plus qu’une pierre, c’est un rocher ! Ce qui relie entre eux tous les gauchismes contemporains (culturel, historique, capitaliste, car oui il existe ce que j’appelle un gauchisme-capitalisme), c’est la figure du Juif. Juif oppresseur, Juif que l’on aime que quand il est victime, Juif banquier : le gauchiste ne sait pas concevoir un Juif banal. Or, c’est pourtant à cette banalité qu’il me semble que les Juifs aspirent, ce que de grands esprits juifs ont pourtant bien montré, de Stefan Zweig à Daniel Mendelsohn. Mais il faut croire que ce droit à l’indifférence leur est dénié, ce que, sur le fond, je ne m’explique toujours pas. Le dernier avatar en date qui permet de justifier un antisémitisme de bon aloi, c’est la figure du Juif d’extrême droite. Parce que les Juifs de la diaspora soutiendraient un « régime d’apartheid » en Israël, parce qu’ils auraient voté Zemmour en 2022, bref parce qu’ils seraient devenus des fachos comme les autres, alors on aurait moins de gêne à les détester. Quand un humoriste traite Netanyahou de « Hitler sans prépuce », il donne un blanc-seing à un antisémitisme de gauche décomplexé. Ce piège me paraît mortel.

En bref

Ancienne figure de SOS Racisme, Thierry Keller a participé à de nombreuses aventures militantes à gauche. Dans le sillage de Mélenchon et Dray, il a connu les grandes années du PS, puis la fin d’un monde organisé selon le principe de l’alternance droite-gauche. En 2024, populistes, radicaux et nationalistes orientent les débats. Dans son camp, Keller perçoit le wokisme comme un retour évident du gauchisme sous d’autres formes. Il s’interroge : faut-il tout rejeter de ce mouvement ? A-t-on le droit de considérer que tous les progrès n’en sont pas, tout en se réjouissant sincèrement des bouleversements de l’époque qui permettent aux oubliés d’hier de devenir les leaders de demain ? Comment rester drôle et subversif sans craindre la censure ou céder à l’autocensure ? Dans son livre, l’auteur donne des clés pour résister au « qu’en-dira-t-on gauchiste » qui nous tétanise et, selon lui, « prépare le terrain à une extrême droite relookée ». Un essai intelligent, enjoué et combatif. 

Écrit par : Laurent-David Samama

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