L’art s’empare à nouveau de l’extermination des Juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale comme d’un sujet de mémoire et aussi de création. Une thématique envisagée dans sa globalité, en s’occupant autant de forme que de fond, tandis qu’au début des années 2000, des romans comme Jan Karski de Yannick Haenel ou encore HHhH de Laurent Binet défraient la chronique. À l’époque, la critique – parfois sévère – tenait en une formule : on ne peut se permettre le romanesque avec la Shoah. Ce qui fit dire à l’historienne et spécialiste Annette Wieviorka : « Pour Lanzmann (né en 1925), la Shoah reste quelque chose de brûlant. Or, aujourd’hui, tout le monde s’en empare pour en faire ce qu’il veut. » Quinze ans plus tard, d’autres créateurs font parler d’eux. Avec La Zone d’intérêt, le réalisateur Jonathan Glazer propose un film choc sur la banalité du mal. Il filme le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, et sa femme Hedwig qui, tous deux, s’efforcent de construire une vie de rêve pour leur famille dans une maison avec jardin à côté du camp. Tout est bien là, même si tout est suggéré.
Même stratégie ou presque chez Régis Jauffret. Salué par la critique, son nouveau roman, Dans le ventre de Klara (Éditions Récamier), retrace les neufs mois de grossesse de la mère d’Adolf Hitler. Un véritable défi littéraire comme l’auteur les aime, lui l’écrivain de défis qui, jadis, s’était déjà risqué à plonger dans des narrations complexes, des situations inextricables, des paris romanesques inflammables. On se souvient de l’excellent Sévère, très largement inspiré du meurtre du banquier Stern, de Claustria retraçant la sordide affaire Fritzl, ou encore de La Balade de Rikers Island évoquant la chute de Dominique Strauss-Kahn et l’affaire du Sofitel de New York.
Cette fois donc, Jauffret s’attaque une montagne, le point de Godwin par excellence : Hitler. Pas n’importe lequel : Hitler raconté comme on ne le fait jamais, par sa mère. Avant la « Solution finale ». La mère comme point de départ. Comme origine. D’aucuns y verront un clin d’œil habile à la psychologie freudienne. Reste qu’il s’agit là d’un point de vue osé, puisque sur le sujet la documentation n’est pas infinie. C’est ici que la fiction intervient pour combler les silences et les vides. Non sans mal d’ailleurs, puisque l’auteur confie avoir revu sa copie trois fois pour aboutir au texte que l’on découvre aujourd’hui. Un roman racontant une grossesse étrange, neuf mois d’une vie familiale étouffante et de quelques bouffées délirantes associées.
Hitler omniprésent mais jamais cité
La maestria de l’écrivain est pourtant de n’excuser en rien ce qui adviendra par la suite. Le récit est ainsi traversé de visions annonciatrices d’une Shoah encore imprévisible au moment des faits. Le tour de force est ici de parler d’Adolf Hitler en commençant avec une page blanche. Un champ des possibles. Par choix, Hitler est omniprésent mais jamais cité dans le roman, ni par son prénom, ni même par son patronyme. Pourtant tout est clair et puissamment connoté d’une dimension didactique. L’auteur y a veillé scrupuleusement : dans le rabat du livre, Régis Jauffret annonce « respecter les éléments tangibles dont on dispose concernant les parents de Hitler et de sa tante […] tout en recréant par la fiction ce qui lui manquait ». Voici donc Klara, pauvre fille engrossée par un « Oncle » à la masculinité toxique, dirait-on rétrospectivement. Battue, violée, constamment menacée par son mari, mais aussi poursuivie par une Église dogmatique pratiquant allègrement la chasse aux sorcières.
De ce cruel – car trop réel – portrait de femme et de mère, il ressort que tout aurait pu se jouer différemment. Que le petit Adolf aurait pu prendre d’autres chemins, défendre d’autres options. Il ne s’agit pas seulement, comme on l’entend souvent, d’une carrière de peintre qui aurait pu bien tourner mais bien d’un contexte familial, d’un contexte politique. D’un moment de l’Histoire qui s’inaugure et autorise les dérives politiques, morales et philosophiques. Dans le ventre de Klara est à ce titre ce que l’on pourrait qualifier de roman pour sachant. Pour le comprendre, il faut posséder une solide formation intellectuelle, avoir lu bien des essais, vu nombre de documentaires et avoir entendu les récits de la destruction des juifs d’Europe
C’est tant mieux. Car, au fond, un écrivain n’est pas là pour nous apprendre l’Histoire. Il est là pour combler les vides, accentuer notre compréhension, venir exprimer ce que l’historien ne parvient plus à dire. Ainsi quand Régis Jauffret reprend la main, il entrecoupe magistralement le quotidien maussade de Klara Hitler du récit visionnaire de la mécanique concentrationnaire. Autant de fantômes qui parcourent le livre pareils à des ombres insaisissables. Sans doute ce roman se distingue-t-il de la masse des œuvres produites autour de la Shoah.