La tentation identitaire du nouvel antiracisme

Nicolas Zomersztajn
Négligeant la perspective universaliste de l’antiracisme historique, les nouvelles formes d’antiracisme portées par des collectifs créés récemment préfèrent se nourrir de références anglo-saxonnes pour développer une conception très identitaire de leur combat contre le racisme et les discriminations.
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Suite au meurtre de George Floyd par des policiers à Minneapolis en mai dernier, des collectifs antiracistes sont apparus en Europe avec une rhétorique nouvelle. Ils insistent tous sur la dimension systémique ou structurelle du racisme et des discriminations que subissent les minorités issues du monde arabo-musulman et d’Afrique subsaharienne et ils rappellent à quel point l’héritage colonial européen pèse encore aujourd’hui. Pour exprimer tout cela, ces collectifs utilisent un lexique antiraciste (Blancs, blanchité, race, privilège blanc, racisés, racisme d’Etat, etc.) défini et conceptualisé depuis plus de 20 ans par des universitaires anglo-saxons ou latino-américains.

Parmi les différents courants de pensée nourrissant aujourd’hui le débat, la pensée décoloniale est celle qui exerce une influence majeure auprès de ces collectifs qui contestent l’antiracisme historique et son universalisme assimilé à l’Occident colonial. Marqué indéfiniment par la colonisation qu’il a imposée aux pays du Sud, l’Occident est accusé d’exercer encore sa domination sur ses anciennes colonies et de maintenir dans un état d’infériorité les populations immigrées des anciennes colonies. « Dans cette perspective décoloniale, la défense des identités minoritaire devient essentielle », explique Gilles Clavreul, Délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (Dilcra) en France entre 2014 et 2017. « Leur priorité est de mettre en forme et en scène la lutte du “Sud global” contre un système de domination du Nord occidental, blanc, patriarcal et raciste. C’est ce qui conduit généralement des collectifs antiracistes à suivre un paradigme identitaire. Accepter les codes de l’universalisme reviendrait à se rallier au mot d’ordre des Blancs et à subir leur domination. C’est la raison pour laquelle ils en appellent à retrouver les racines de leur identité ».

L’air du temps

Lorsque le modèle identitaire se substitue à celui de la lutte des classes, le problème n’est plus social mais identitaire. « On passe donc de la lutte des classes à la lutte des dominés et des racisés », observe Gilles Clavreul. « En instrumentalisant des causes préexistantes comme la cause palestinienne et sa métonymie “sioniste” qui permet de désigner la forme suprême de domination blanche aujourd’hui et en agrégeant et en cherchant à dépasser les luttes féministes et LGBT, des militants très actifs vont chercher à gagner des soutiens dans les opinions publiques progressistes et radicales en Occident ». Ces penseurs et ces militants décoloniaux épousent surtout l’air du temps marqué par la rencontre entre l’esprit identitaire et la revendication des droits individuels posée comme indiscutable et inconditionnelle. C’est pourquoi certains progressistes accueillent favorablement ces discours identitaires. Et si l’expression peut être quelquefois radicale ou violente, ces « alliés » progressistes invoqueront les discriminations dont sont victimes ces populations. C’est bien intentionné mais c’est une grave erreur d’appréciation car il ne s’agit pas de diversité culturelle mais bien de dérive identitaire et ethnique. Cette orientation pose le problème de l’utilisation de la notion de race par ces courants antiracistes. « Au nom du refus du racisme, ils s’approprient paradoxalement la notion de race et ils se l’appliquent en prétendant qu’il s’agit d’une construction sociale », déplore Michel Wieviorka, sociologue français spécialiste du racisme.

Si la pensée décoloniale est influente auprès des nouveaux collectifs antiracistes, il ne faut pas pour autant placer une loupe grossissante sur celle-ci ni surévaluer leur ampleur. Elle est surtout présente dans des milieux « para-universitaires » où la frontière entre le militantisme et la recherche est très floue. Dans l’ensemble, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, le mouvement qui a suivi le meurtre de George Floyd n’a pas été dominé par ces courants radicaux. « Les manifestants réclamaient justice et dénonçaient les discriminations », rappelle Michel Wieviorka. « Cela ne signifie pas que les tendances identitaires et décoloniales soient absentes de ces mouvements mais elles ne les dominent pas et n’en ont pas pris la direction. Si ces mouvements ne sont pas entendus ou sont affaiblis, cela peut ouvrir une brèche dans laquelle des mouvements identitaires radicaux peuvent s’introduire et donner le ton ».

En dépit de l’air du temps auquel ils se rattachent, ces nouveaux collectifs antiracistes s’appuient aussi sur des problèmes d’inégalités et de discriminations bien réels. « Si les afro-descendants n’avaient pas deux à trois fois moins de chance que leurs concitoyens « belgo-belges » de trouver un emploi, la question de la mémoire coloniale serait sûrement moins sensible », constate Carlos Crespo, président du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX) de 2014 à juillet 2020. « Ces nouvelles formes d’antiracisme sont une opportunité. Quand on voit des milliers de jeunes manifester pour exiger plus de justice et revendiquer le droit d’être des citoyens à part entière, on ne peut que s’en réjouir. Tout comme c’est aussi une belle opportunité pour notre société de voir des jeunes exiger un enseignement dans les écoles sur le passé colonial de la Belgique ».

Le combat pour l’identité

Il est certes légitime de se réjouir que des jeunes issus de l’immigration s’impliquent activement dans la lutte antiraciste et que cet apport de sang neuf vienne redynamiser l’antiracisme. Mais ces nouveaux collectifs antiracistes succombent souvent à l’écueil identitaire en confondant le combat pour l’égalité avec celui pour l’identité. « Il n’y a pas de mal à être fier de ses origines ou son identité mais si la question identitaire devient l’axe central du combat antiraciste, on risque de s’engager dans une surenchère évacuant l’égalité des droits et les problèmes de discrimination », assure Carlos Crespo. « L’essentiel est que l’article 10 de notre Constitution soit garanti pour tous, quelle que soit notre couleur de peau, notre origine, notre religion, etc. ».

Ces nouveaux mouvements antiracistes se situent aujourd’hui dans une espèce d’entre-deux. Ils doivent encore gagner de la maturité. Cette évolution ne se fera que s’ils prennent conscience que le racisme est avant tout un phénomène qu’il faut combattre de manière globale. Et s’ils veulent faire disparaitre les discriminations qu’ils dénoncent, ils doivent accepter de le mener avec tous les démocrates, pas seulement les minorités discriminées. Cela implique donc qu’ils renouent avec l’universalisme et qu’ils ne succombent pas aux slogans réducteurs et simplistes d’idéologues antisystème. S’il n’est pas insufflé par l’idéal démocratique et les principes des droits de l’Homme, le combat antiraciste est perdu d’avance.

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Un rapport ambivalent aux Juifs ?

Même s’il est insensé de coller l’étiquette antisémite aux nouveaux collectifs antiracistes se réclamant de la pensée décoloniale, des ambiguïtés et des ambivalences surgissent lorsqu’il est question des Juifs et de la lutte contre l’antisémitisme.

L’assimilation des Juifs à la domination exercée par l’Occident blanc connait un certain succès au sein de certaines franges de l’antiracisme décolonial, notamment lorsqu’elles dénoncent la finance internationale, le sionisme, Israël et le « deux poids, deux mesures » dont bénéficieraient les Juifs en Occident. Le problème de la porosité à l’antisémitisme et au complotisme se pose surtout sur les réseaux sociaux où la propagande antisémite de Dieudonné et d’autres diffuseurs de haine circule impunément et massivement.

Jusqu’à présent, les mobilisations antiracistes en France et en Belgique n’ont pas eu de tonalités antisémites comme c’est souvent le cas avec des manifestations pro-palestiniennes. « Tout indique qu’ils ont compris qu’ils doivent éviter toute forme d’antisémitisme s’ils veulent être crédibles et conserver la sympathie des médias progressistes », observe Gilles Clavreul, ancien Délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme en France. « L’ambivalence demeure malgré tout : s’ils ne veulent pas se couper de leur base qui n’est pas spécialement philosémite, ils ne veulent pas non plus apparaitre comme des antisémites infréquentables auprès des médias progressistes. Il faut toutefois souligner que la corde antisémite, très efficace dans les courants islamistes, n’a pas constitué un levier de mobilisation dans les manifestations du printemps dernier. Pour différentes raisons, il existe une véritable incompatibilité entre la galaxie du nouvel antiracisme, malgré toutes ses ambiguïtés et ses ambivalences, et les islamistes. Ces derniers ont d’ailleurs été les grands absents de ces mobilisations et n’ont absolument pas battu le rappel pour les manifestations du printemps dernier ». Cette observation constitue déjà un indicateur intéressant. La question délicate du rapport aux Juifs doit cependant encore faire l’objet de clarifications pour éviter de reproduire les dérives antisémites qu’ont connu des mouvements noirs aux Etats-Unis dès la fin des années 1960. Tant que les Juifs seront synonymes de domination, l’abcès ne sera pas crevé.

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