Les mémoires conflictuelles de Woody Allen

Laurent-David Samama
Persona non grata à Hollywood, le réalisateur new-yorkais s’est d’abord vu empêché de publier ses mémoires outre-Atlantique, avant de bénéficier, in extremis, du soutien d’une petite maison d’édition… Retour sur un imbroglio.
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Est-il envisageable que la fiction se confonde avec la réalité et la vie de Woody Allen finisse par ressembler à ses films ? C’est du moins l’impression que nous donne le nouvel et énième imbroglio autour de l’existence du réalisateur new-yorkais, cette fois relatif à la publication de ses mémoires. Intitulé A propos of nothing, en franglais dans le texte, le livre était censé sortir aux Etats-Unis aux éditions Grand Central Publishing, une filiale du groupe Hachette. Mais évidemment, rien ne s’est passé comme prévu ! Depuis des années déjà, pour des affaires de mœurs trop libres et des accusations récurrentes (mais non avérées) de pédophilie, on sait le public américain en désamour avec Allen. Résultat : chacune de ses apparitions publiques déclenche la polémique. L’heure n’est plus au laisser-faire, au laisser-dire.

Dans le moment post #MeToo, tandis que la parole se libère, l’annonce de la publication des mémoires d’Allan Stewart Konigsberg (véritable nom de Woody Allen), a logiquement suscité un tollé. Une fronde largement alimentée par le journaliste et auteur Ronan Farrow, le propre fils d’Allen. Etalés sur la place publique, cela fait des années que les conflits intra-familiaux entourant la vie privée du couple Allen-Farrow font les choux gras de la presse à scandale. Au-delà de l’intérêt porté par les yartneh à ces histoires rocambolesques, avouons que les accusations portées à l’encontre du réalisateur sont lourdes, propres à salir votre réputation dans un pays où le politiquement correct s’érige en règle de vie.

Outré, Ronan Farrow a reproché à Grand Central Publishing et à Hachette de ne pas avoir pris assez de précautions avec cette autobiographie sulfureuse, en ce qui concerne notamment les accusations d’agression sexuelle qui visent son auteur. Après moult débats houleux, l’affaire a finalement connu un dénouement heureux pour Allen : Hachette ayant d’abord renoncé à publier le livre aux Etats-Unis, le manuscrit changea d’éditeur pour finalement s’en sortir, en catimini, chez Arcade Publishing.

Exigence morale contre psychée allénienne

Les mésaventures américaines du tourmenté Woody Allen trouvèrent un certain écho en Europe. Le monde de l’édition, notamment, ne tarda pas à monter au créneau. « Quand j’ai découvert que la parution des mémoires de Woody était annulée », raconte David Medioni, rédacteur en chef du webmagazine littéraire Ernest, « ma première réaction a été l’effarement. J’ai même fait un tweet en disant qu’Ernest pourrait se constituer en maison d’éditions rien que pour publier cela. Empêcher cette parution, c’est tomber dans une forme de censure qui est détestable, qui fait passer les soi-disant progressistes pour de dangereux commissaires politiques ».

Sans le vouloir, le metteur en scène est ainsi devenu un cas d’école. Que faire de lui, de sa parole, de son parcours de vie ? Désormais, sous couvert de morale, faudra-t-il empêcher la publication d’auteurs au comportement suspect ? Si la réponse est positive : exit Céline, Anouilh, Giraudoux et bien d’autres… Medioni précise : « Woody Allen est accusé d’agressions sexuelles qu’il a toujours niées et pour lesquelles -c’est le point crucial- il n’a jamais été condamné. Aussi, étant un irréductible défenseur de l’Etat de Droit, je considère qu’il n’est pas dans le rôle des éditeurs ou des journalistes et encore moins des meutes des réseaux sociaux de décider de ce qui est ou non publiable ». Chroniqueuse au Cercle, grande spécialiste de l’œuvre d’Allen et créatrice du Woody Club, Ava Cahen ajoute : « Hachette, dès le départ, a joué avec le feu. Il était compliqué, compte tenu des rapports entre la maison d’édition et Ronan Farrow, de garder le cap d’une sortie. Hachette a préféré, pour des raisons d’image, des raisons politiques, se désengager. Ce qu’Hachette affirme par ce retrait, c’est que la liberté d’expression d’un artiste, pourtant reconnu non coupable dans les années 90 des faits dont on l’a accusé -par différentes autorités compétentes- et jamais inquiété par d’autres plaintes à ce jour, est moins importante à ses yeux que de prendre le risque de déplaire à celles et ceux qui ont pris le parti de la rumeur publique ».

Rappelons ici qu’Amazon avait déjà empêché la sortie du film A Rainy Day In New York sur le territoire américain, alors que le mouvement #MeToo battait son plein. « Il s’agit d’une affaire privée », reprend Cahen, « d’une affaire de famille au scénario minant et nous voilà mêlés à cette histoire à laquelle la justice a pourtant mis un point final par deux fois. Comme s’il fallait choisir un camp, alors qu’il s’agit surtout de laisser libres de parler ceux et celles qui le veulent, et d’écouter. Nous ne sommes pas juges. Mais nous ne sommes pas non plus censeurs ».

Récit loufoque, défense maladroite…

De son côté, le clan Farrow ne relâche pas la pression. Inlassablement, il exprime sa vérité en espérant, au bout du compte, imposer le point de vue de la victime. Woody Allen, lui, continue de nier en bloc. La deuxième partie de ses mémoires constitue d’ailleurs le moyen d’invalider les accusations qui pèsent contre lui. Comme un éternel besoin de se justifier, de s’expliquer, de faire valoir son point de vue sur une affaire qui salit. « Quand j’ai appris que Grand Central reculait, je suis montée sur mon cheval, comme on est appelé à la guerre », confie Jeannette Seaver, sa nouvelle éditrice. Voilà cette dernière lancée dans une étrange croisade pour le bien de son nouvel auteur, quitte à employer des arguments pour le moins hasardeux : « Ce que disent les prudes, je n’en ai rien à faire ! », clame-t-elle. « Je suis heureuse, car je considère que Woody Allen est un artiste admirable. Je l’aurais même publié s’il avait été reconnu coupable ». Ou comment se tirer une balle dans le pied.

En France et en Belgique, ce sont finalement les éditions Stock qui publieront le livre sous le titre de Soit dit en passant. « Il s’agit d’un texte formidable, amusant, plein d’humilité », analyse Manuel Carcassonne, le patron des éditions Stock. « Woody Allen est pour moi un grand artiste du siècle, un grand cinéaste, un véritable écrivain. Au-delà du cinéma, c’est une vision de l’existence. Une vision drôle, de constante remise en cause de soi-même, une vision de l’absurdité de la vie et aussi de la mort ».

Les lecteurs les plus critiques ne tireront néanmoins que peu d’enseignements de ces mémoires redisant ce que l’on savait déjà. Celles-ci présentent, en effet, un Woody Allen fidèle à lui-même, certes jamais avare de bons mots, mais méprisant largement ses acteurs, centré sur sa petite personne, campant un personnage tragi-comique obsédé par l’existence des femmes et l’absence de dieu. Ses fans adoreront. « Presque toute la filmographie de Woody Allen s’articule autour du principe d’autofiction, et la vérité, dans l’œuvre d’Allen, est un drôle de concept », observe Ava Cahen. « A mon sens, ces mémoires sont une autre façon, pour Woody Allen, de mettre en forme et en récit sa vie, de livrer les morceaux qu’il trouve essentiels, les événements et les rencontres qui le caractérisent. Des anecdotes, ses souvenirs, des détails et des noms par centaines. Le début de l’ouvrage est consacré à sa famille, et on a l’impression tout de suite de replonger dans Radio Days ! Le geste de Woody Allen, ici, est un geste artistique ». Qu’il le veuille ou non, son existence s’est également transformée en un acte politique.

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