Inauguré en 2012, Kazerne Dossin a pris la suite du Musée juif de la déportation et de la résistance installé à la caserne Dossin de Malines, dans une des ailes de l’ancien camp de rassemblement des Juifs avant leur déportation vers Auschwitz. Construit en face de cette ancienne caserne, Kazerne Dossin est un espace plus vaste, largement financé par le Gouvernement flamand qui lui a par ailleurs confié une double mission : utiliser ce lieu de mémoire de la Shoah pour montrer ce qu’a été la persécution des Juifs et des Tsiganes en Belgique et explorer la problématique des droits de l’homme en examinant aussi les violences de masse pouvant conduire à des massacres et des génocides.
Si cette double mission a pu nourrir des craintes au sein du monde juif de voir l’histoire et la mémoire de la Shoah diluées dans la masse des violations des droits de l’homme, aucun incident n’a été relevé dans la présentation des collections ni dans la programmation des expositions temporaires. « Depuis 2012, je n’ai jamais entendu la moindre plainte de la communauté juive », explique Claude Marinower, vice-président de Kazerne Dossin. « On peut difficilement affirmer qu’il existe une volonté d’évacuer la Shoah lorsqu’on lève les yeux vers le mur sur lequel figurent les portraits des 25.484 déportés juifs ». Cette prééminence de la déportation n’a pas empêché Kazerne Dossin d’aborder les droits de l’homme et les mécanismes intemporels des violences de masses. De nombreuses expositions temporaires ont été consacrées à d’autres thématiques que la Shoah : le génocide des Arméniens, Srebrenica, le génocide des Tutsi, les tueries de masse au Guatemala, etc. L’exposition « The Art of War » a montré comment l’art peut dénoncer la guerre et « Unsung Heroes », l’exposition actuelle de photos, évoque les femmes qui luttent pour plus de justice au Népal, au Soudan ou en Palestine !
Polarisation et radicalisation
Le public n’a donc jamais constaté la moindre remise en cause de la mission de Kazerne Dossin, tant en ce qui concerne la Shoah que les droits de l’homme, même si son dernier directeur, Christophe Busch, s’est efforcé de médiatiser surtout ses travaux sur la polarisation et la radicalisation. Ce criminologue de formation, très investi dans les processus de déradicalisation, a évidemment voulu engager Kazerne Dossin dans cette orientation. A son initiative, une enquête indépendante a même été réalisée en 2019 pour définir ce que les différents acteurs de Kazerne Dossin (le conseil d’administration, le personnel, les chercheurs, l’assemblée générale) souhaitaient pour l’avenir. Or, les résultats de l’enquête ne correspondaient pas aux attentes que Christophe Busch avait escomptées, notamment en ce qui concerne une part plus importante à accorder aux droits de l’homme, à la polarisation et à la radicalisation. Ce désaveu a fait apparaître des points de divergences entre un directeur et son conseil d’administration, ce qui est le lot et le quotidien de toutes les institutions muséales.
Dans l’entretien qu’il a accordé au Standaard, Christophe Busch considère que le conseil d’administration de Kazerne Dossin ne l’aurait pas laissé accomplir pleinement la mission de cette institution, et tout particulièrement le volet consacré aux droits de l’homme. Il reproche surtout aux Juifs de se braquer sur la singularité de la Shoah qui les empêche de voir les autres génocides et de développer aussi une approche comparative à Kazerne Dossin. Curieuse accusation pour un musée forgé par Maxime Steinberg, cet historien de la Shoah en Belgique qui n’a cessé de prôner la comparaison avec les autres génocides afin de mieux saisir les singularités et les différences respectives. C’est d’ailleurs cet historien juif qui a été cité comme témoin à des procès de génocidaires du Rwanda pour décrire les mécanismes d’un génocide, et non pas Christophe Busch. Revendiquer la singularité de la Shoah n’a pas non plus empêché la communauté juive de Belgique de s’engager activement en faveur de la reconnaissance des génocides des Tutsi et des Arméniens.
Busch reproche aussi aux musées de la Shoah, y compris à Kazerne Dossin, de porter une attention exclusive aux victimes et de négliger le bourreau. C’est un mauvais procès qui trahit sa mauvaise foi et son ignorance. Tous les musées de la Shoah en Europe, aux Etats-Unis et en Israël font référence aux travaux sur les bourreaux. Il suffit de penser à l’apport de Raoul Hilberg et son fameux Exécuteurs, victimes, témoins (éd. Gallimard), auquel Maxime Steinberg se référait sans cesse pour mieux saisir les mécanismes du génocide. Et que dire de Vanessa Lapa, cette documentariste israélienne d’origine belge ayant réalisé un film sur Heinrich Himmler, Der Anständige ? Ne l’a-t-elle pas présenté en avant-première à Kazerne Dossin le 19 octobre 2014 !
La crise n’a pas pris fin avec la démission de son directeur. Estimant aussi que le musée néglige la problématique des droits de l’homme, neuf universitaires ont démissionné du conseil scientifique de Kazerne Dossin en mars dernier. Selon eux, la source du problème réside dans la mainmise de la communauté juive sur cette institution. Ces neuf démissionnaires se sont saisis non pas d’un éventuel contenu historique fallacieux de la collection permanente ou d’une exposition temporaire, mais d’un problème de location de salle pour étayer leur argumentation : l’annulation de dernière minute par le conseil d’administration de la cérémonie de remise des prix de Pax Christi, dans les locaux de Kazerne Dossin, à Brigitte Herremans, une chercheuse de l’Université de Gand prônant le boycott d’Israël (BDS)
et minimisant l’antisémitisme qu’elle estime « gonflé » pour détourner l’attention de la politique d’Israël dans les Territoires palestiniens. S’appuyant sur cette annulation maladroite, ces neuf universitaires flamands estiment que Kazerne Dossin est instrumentalisé par des administrateurs juifs afin de justifier la politique israélienne. Ces neuf universitaires demandent alors au Gouvernement flamand de scinder Kazerne Dossin en deux entités : un mémorial de la Shoah d’une part, un musée et un centre d’études sur les droits de l’homme d’autre part.
Scinder Kazerne Dossin
Dans un entretien accordé au Standaard le 8 novembre 2019, Herman Van Goethem, directeur de Kazerne Dossin entre 2012 et 2016 et membre démissionnaire du comité scientifique, avait déjà lancé l’idée de scinder Kazerne Dossin en deux entités autonomes. « Il y a sûrement d’autres possibilités et ce que je suggère n’est qu’une piste de réflexion parmi d’autres », souligne prudemment Herman Van Goethem dans un entretien qu’il nous a accordé. « La communauté juive doit évidemment être représentée au sein de Kazerne Dossin. Mais dans la structure actuelle où deux des trois membres du Comité exécutif appartiennent à la communauté juive, elle est trop prépondérante. Je suis conscient qu’en disant cela, cela pourrait donner l’impression que je suis contre la communauté juive. Mon parcours prouve le contraire ! Je ne parle que d’un déséquilibre à corriger. Il est à l’origine des problèmes que nous avons eus, puisque ce
Comité avait le pouvoir de contrecarrer le concept muséal tel que Christophe Busch l’élaborait. Il convient donc d’organiser Kazerne Dossin selon les règles prévues par le décret flamand sur les musées. Et comme il existe encore deux structures juridiques différentes, on pourrait désigner la communauté juive comme propriétaire et gestionnaire du mémorial alors que le musée situé en face, qui revient à la Communauté flamande, fonctionnerait selon les règles d’organisation du ministère flamand de la Culture ».
Cette proposition de scission est séduisante en apparence, mais elle revient surtout à signifier aux Juifs d’aller jouer dans leur petit bac à sable de la mémoire de la Shoah pour laisser aux non-Juifs le travail sérieux d’un musée sur la Shoah et les autres crimes de masse. Sûrement parce que les Juifs seraient incapables de voir qu’il y a eu d’autres
génocides, qu’ils n’auraient aucune empathie pour les souffrances actuelles dans le monde et qu’ils couvriraient la politique israélienne envers les Palestiniens. A cet égard, la réaction virulente de l’historien Bruno De Wever, également démissionnaire du comité scientifique, confirme cette vision lorsqu’il pointe aussi les deux membres juifs du
comité exécutif de Kazerne Dossin (Claude Marinower et André Gantman) qu’il dépeint comme des éléments « conservateurs peu critiques à l’égard d’Israël, laissant leurs propres opinions politiques prendre le pas sur les intérêts de l’institution ! ». De la part d’un universitaire prônant le boycott d’Israël, en ce compris le boycott académique, il s’agit d’un bel exemple de tartufferie.
« Mainmise des Juifs »
Ces universitaires flamands se focalisent sur l’idée d’une mainmise de la partie juive sur Kazerne Dossin en s’appuyant surtout sur la présence d’André Gantman et de ses déclarations publiques inopportunes, mais sans incidence sur le travail de Kazerne Dossin. Or, et c’est important de le rappeler : si André Gantman, membre actif de la N-VA, siège au comité exécutif de Kazerne Dossin, c’est précisément parce que c’est le gouvernement flamand qui l’a désigné et non pas les représentants de la communauté juive qui se seraient bien passé de sa présence, notamment en raison de son appartenance au parti nationaliste flamand.
Toutes les explications avancées par Christophe Busch et les neuf universitaires démissionnaires montrent bien qu’ils veulent que Kazerne Dossin devienne un musée de la Shoah où la primauté serait accordée aux droits de l’homme. S’ils parviennent un jour à concrétiser leur dessein, ils permettront à tous les nationalistes flamands de gommer la Shoah et la Collaboration flamande dans le langage immaculé et progressiste des droits de l’homme. Le problème, c’est qu’en négligeant la Shoah et ses victimes dans un musée qui leur est consacré, le risque est élevé de voir une société se dégager de ses responsabilités dans ce qui a été commis durant cette période. Ce n’est pas propre à la Flandre. D’autres pays européens (la Pologne ou la Hongrie) confrontés à un passé qui ne passe pas se heurtent aussi à ce problème.