Après le 7 octobre, des Israéliens plus sionistes ou plus juifs ?

Frédérique Schillo
Basculement majeur dans l’histoire d’Israël et du monde juif, le pogrom du 7 octobre pousse les Israéliens à repenser leur relation à la nation, au message sioniste et à leur judéité. Des questions qui seront au cœur du débat organisé par Regards dans le cadre de La Nuit de la Philosophie à Tel-Aviv le 27 juin, avec notamment Daniel Epstein et Michal Govrin.
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Quand les Israéliens expliquent ne pas être sortis du 7 octobre et se trouver dans l’incapacité encore aujourd’hui de penser l’après, les observateurs étrangers peinent à les comprendre. Et pourtant, le choc du 7 octobre a été si puissant qu’il a foudroyé chaque Juif et atteint les fondements même de la société israélienne, sans qu’aucune force supérieure ne vienne l’empêcher. Le traumatisme est d’autant plus profond qu’il prend corps au sein d’une population polytraumatisée. Cinquante ans après le désastre de la guerre du Kippour qui avait brisé le mythe de l’invincibilité de Tsahal, Israël a été incapable de protéger ses citoyens. Quatre-vingt ans après la Shoah et autant de litanies de « plus jamais ça », le plus grand massacre de Juifs a été commis sur le sol même de l’État juif, contre des enfants, des femmes et des hommes parmi les plus engagés en faveur de la paix avec les Palestiniens. Au lieu de susciter de la compassion à travers le monde, ce pogrom a soulevé des vagues de haine antisémite qui continuent de déferler chaque jour sur Israël et les communautés de la diaspora. Alors que croire quand tout se désagrège ? Et en même temps comment ne pas croire puisqu’il faut combattre au milieu d’une guerre existentielle ?

« C’est là un phénomène qui nous dépasse », réagit la romancière et poétesse Michal Govrin. Dans Sur le vif (Éditions Sabrine Wespieser), son héroïne, qui avait quitté Israël dans sa jeunesse, éprouve le besoin d’y retourner pendant la guerre du Golfe, au plus fort de la Seconde Intifada. Govrin montre le lien tragique entre les générations et l’impossibilité qu’il y a d’échapper à l’Histoire. « Le mari de l’héroïne, rescapé de la Shoah, dit sa crainte qu’Israël devienne le plus grand ghetto juif. Moi-même, près de 20 ans après avoir écrit ce livre, j’espérais que cela n’arriverait pas, mais on a traversé vers une rive de la fragilité », nous dit-elle. « On est projetés de tous bords dans la grande Histoire juive. »

Ni victimes ni bourreaux

Selon une enquête publiée dans le Jerusalem Post en février, une majorité d’Israéliens, quoique modeste (59 %), pense possible de tirer un fil entre le 7 octobre et la Shoah, tandis que pour 39 % la comparaison ne tient pas, car le peuple juif devenu souverain peut répliquer aux terroristes du Hamas et tenir ses ennemis à distance. « Le cadre de cette période n’est pas la Shoah », analyse le chercheur Yossi Klein Halevi dans un entretien accordé à CJN. « C’est une analogie très dangereuse à faire, car elle sous-estime les réalisations historiques du sionisme qui étaient de tourner le dos à la condition de victime. » Le 7 octobre est une tragédie qui prend place au Moyen-Orient dans le but de stopper le succès du sionisme.

Govrin et lui se rejoignent sur ce point : les Israéliens ne s’érigent pas en victimes de l’entreprise génocidaire du Hamas. Car le judaïsme refuse toute martyrologie. L’écrivaine rappelle que : « Dans la Shoah, il n’y eut pas de martyrs, seulement des morts et des rescapés. » Elle-même porte l’idée de sanctification de la vie héritée de sa mère, rescapée des camps, où périrent son mari et son fils, qui décida, à son arrivée en Israël en 1948, de faire effacer le numéro qui lui avait été tatoué à son arrivée à Auschwitz. Après le 7 octobre, souligne justement Halevi, les Israéliens ont su se relever. Il en profite pour éreinter les inversions accusatoires de l’Histoire faisant des rescapés de la Shoah les auteurs d’un « génocide » à Gaza : « Nous ne sommes ni des victimes ni des bourreaux. Nous sommes un peuple qui se bat pour sa vie. » Et d’ajouter : « On a l’habitude de penser en termes de victimes ou de puissance. Il y a une troisième catégorie, qui associe puissance et vulnérabilité. C’est là où nous en sommes en Israël. »

Sous le drapeau, une société déchirée

Les Israéliens ont forcé l’admiration dans un élan de solidarité assez inouï. C’est à la société civile, toutes générations confondues, laïques comme religieux, et même ultra-orthodoxes, que l’on doit d’avoir maintenu le pays à flot quand la puissance publique vacillait. Ce sont eux qui ont aidé les survivants, assisté les personnes déplacées et soutenu les soldats. Sans parler des héros solitaires accourus pour sauver les résidents du Sud qui attendaient en vain l’arrivée de l’armée. Cette mobilisation citoyenne fut à la hauteur de l’engagement des 360.000 réservistes de Tsahal – du jamais vu depuis 50 ans. Cependant, la confiance en l’État en a été durablement ébranlée. Les Israéliens ne sont que 23 % à croire en un gouvernement qui a échoué à les protéger, révèle l’enquête annuelle de l’Israel Democracry Institute (IDI). Les partis politiques (15 %) et la Knesset (19 %) sont disqualifiés. Seule la figure présidentielle (61 %) échappe à cette défiance. De façon remarquable, la confiance en Tsahal reste très forte (86,5 %), mais l’on n’en attend pas moins d’un pays en guerre uni sous la bannière bleu-blanc.

Cette ferveur patriotique ne pourrait masquer la crise profonde que traverse le sionisme. Une crise qui a explosé sous Netanyahou et son coup de force judiciaire pour transformer le pays en démocratie illibérale. Des milliers de citoyens ont battu le pavé durant des mois tandis que d’autres songeaient à se « relocaliser », selon le terme à la mode, leur second passeport en poche. La solidarité apparue après le 7 octobre fait espérer à Halevi que « cette menace d’exode massif est derrière nous ». Moins optimiste, le rabbin libéral Daniel Epstein, directeur de l’Institut Matan à Jérusalem, constate que l’État juif n’en finit pas de manquer à la promesse sioniste. « Le principe de base du sionisme est que la condition juive en diaspora était changée, car on a un État souverain et une armée qui nous protègent. Mais Tsahal s’est déployé pour défendre les bases militaires avant les civils. » Pire, nous dit-il, la promesse sioniste continue d’être bafouée : « Si Israël est condamné à La Haye et mis au ban des nations, on le doit aux membres du gouvernement. Ils nous mettent littéralement en danger. Alors oui, il y a eu des héros, mais l’histoire n’est pas complète si on ne reconnaît pas notre défaite morale. »

Des Israéliens plus juifs, mais pour quel judaïsme ?

Le retour du religieux est l’un des phénomènes les plus marquants observés depuis le 7 octobre. Combien de groupes de prières ont été créés par des mères de soldats, hier encore laïques, qui trouvent là une façon de protéger leur enfant à distance et donner un sens à sa mission ? L’évolution du Forum des familles des otages est tout aussi troublante : depuis le départ fin février de son porte-parole Ronen Tzur, grande figure des manifestations contre la réforme judiciaire, le Forum a pris une tournure plus religieuse. Fin mars, il organisait un appel mondial à la prière Shema Israël. « Je crois que pour beaucoup d’Israéliens, le moment est émouvant », déclare à la JTA le rabbin David Stav, fondateur de l’association libérale Tzohar en faveur d’un judaïsme moins dogmatique. « Ces dernières années, beaucoup d’Israéliens se sentaient plus Israéliens que Juifs », mais face au pogrom du Hamas et à l’explosion des actes antisémites, « ils se rendent compte qu’avant d’être occidentaux et Israéliens, ils sont Juifs. »

Encore faut-il savoir de quel judaïsme on parle. Le rabbin Daniel Epstein, qui promeut un judaïsme éclairé, nous met ainsi en garde contre la tentation messianique : « De nos jours on met en avant les signes extérieurs du judaïsme et l’idéologie du Rav Kook à laquelle je n’ai jamais adhéré. Je suis du côté d’un judaïsme occulté, pour ne pas dire dénigré ; c’est-à-dire un judaïsme humaniste. Je ne suis pas pour un judaïsme de guerre, pas pour celui qui appelle à la conquête territoriale. »

Inquiets des divisions entre l’État et ses citoyens et entre les communautés, à commencer par les ultra-orthodoxes qui s’obstinent à ne pas servir dans l’armée, de plus en plus d’Israéliens réclament un nouveau contrat social. Ils étaient 25 % dans la dernière enquête de l’IDI en juin 2023 ; ils sont désormais 43 %. Il faut dire que derrière le slogan « Ensemble, nous gagnerons », Netanyahou rejoue aussi sa bataille favorite entre droite et gauche, religieux contre laïcs, vrais « patriotes » contre « traîtres » à la nation. « Nous sommes une société malade », observe Michal Govrin. L’écrivaine pointe une double cécité, celle des orthodoxes à refuser de se penser dans un pays qui gouverne et celle des sionistes laïques qui ont voulu rompre avec le shtetl et la tradition juive. Mais pour elle qui croit en la « résurgence des mythes », le moment peut être salvateur : « Nous existons depuis 3.000 ans. Le chapitre sioniste arrive peut-être à sa fin. Mais de la même façon que la Mishna a répondu à l’exil et la Kabbale à l’expulsion d’Espagne, il faudra accepter d’écrire quelque chose de nouveau. » Sans vraiment convaincre le rabbin Epstein : « Je préfère m’en tenir à la réalité. Et la réalité est que les otages ne sont pas libérés et que le gouvernement pousse vers le conflit. »

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris