Les menaces d’embargo militaire ou le fantasme du « seul contre tous »

Frédérique Schillo
Mis au ban des nations pour sa conduite de la guerre à Gaza, Israël est désormais menacé d’embargo militaire, y compris par son puissant allié américain.
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Si les Israéliens devaient se choisir une devise nationale, sans doute hésiteraient-ils entre leurs deux expressions favorites, entendues aussi bien sur les marchés que dans les réunions de travail, pour commenter les petits tracas de la vie quotidienne comme les grandes questions de stratégie : « Ça va aller » et « Israël ne peut compter que sur lui-même ». Entre fatalisme et fierté, optimisme et gravité, ces devises disent beaucoup des obsessions de la société israélienne. Et de ses travers. Un pépin de santé ? « Ça va aller ». Ton fils vient d’entrer dans Gaza ? « Ça va aller ». Israël est mis au ban des nations ? « Ça va aller ». Yitzhak Rabin avait fait un sort à cette expression dans un discours prononcé lors d’une cérémonie militaire en 1992, jugeant « intolérables » ces mots qui « cachent en général ce qui ne va pas : l’arrogance et un sentiment exagéré de confiance en soi, de pouvoir et d’autorité, qui ne sont pas justifiés ». Comme souvent, il voyait juste. Mais il n’a pas été écouté pour autant. Combien de « ça va aller » ont été prononcés à l’approche du 7 octobre à la résidence du Premier ministre ou dans les couloirs du ministère de la Défense par des analystes chargés d’évaluer les menaces à la frontière ?

Quant à la seconde expression, profondément tragique, elle renvoie au destin du peuple juif et à la solitude d’Israël, pensé comme une forteresse assiégée. « Israël ne peut compter que sur lui-même », aime à répéter Benjamin Netanyahou, en agitant les peurs existentielles. « Si nous ne nous protégeons pas par nous-mêmes, personne ne nous protégera », a-t-il déclaré à la commémoration de Yom HaShoah à Yad Vashem face à un groupe de survivants qui ne pouvaient que lui donner raison. Cependant, la formule cache là aussi une forme d’hubris. Il y a de l’orgueil derrière ce « seul contre tous », et sous le panache du prétendu sauveur pointe surtout l’entêtement d’un homme seul. « Si nous devons tenir seuls, nous tiendrons seuls. Je l’ai déjà dit, s’il le faut, nous combattrons avec nos ongles », vient-il encore de lancer après que Joe Biden a menacé de suspendre certaines livraisons de bombes à Israël en cas d’attaque massive contre Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. Sauf à vouloir rejouer les suicidés de Massada, Netanyahou sait bien que le soutien américain est un luxe dont Tsahal ne peut se passer.

L’arme de l’embargo militaire

Depuis le début de la guerre, la menace d’un embargo militaire a été brandie plusieurs fois contre Israël. Elle est déjà en application en Italie, dont les exportations d’armes sont interrompues depuis le 8 octobre 2023. Une décision incompréhensible venant de Giorgia Meloni, réputée proche de Netanyahou, qui sanctionne le droit d’Israël à se défendre après le pogrom du Hamas. Le gouvernement espagnol, connu pour son activisme pro-palestinien, a refusé mi-mai l’escale d’un navire chargé d’armes à destination d’Israël. De leur côté, le Canada et les Pays-Bas ont ordonné la suspension des transferts d’armements, notamment des pièces de rechange pour les avions de combat F-35.

À chaque fois, la décision est motivée par le risque de voir Israël utiliser ces armes contre les civils gazaouis. Avec la nécessité de « prévenir un génocide », alertent certains en mésinterprétant la décision de la Cour internationale de Justice. Son ex-présidente, Joan Donogue, a pourtant bien spécifié sur la BBC que l’accusation de génocide n’avait pas été jugée « plausible ». De même, l’ONU a finalement revu à la baisse les rapports du ministère de la Santé du Hamas, notoirement tronqués sur le nombre de pertes civiles (7.700 enfants début mai, quand le Hamas en annonçait deux fois plus). Les appels à boycotter Israël continuent néanmoins. Et font courir le risque d’une contagion au niveau européen. Au Royaume-Uni, il est question d’embargo complet en cas d’attaque massive contre Rafah. Soumis à pareilles pressions en Allemagne, le chancelier Olaf Scholz s’est dit préoccupé par la situation humanitaire à Gaza. Il faut dire qu’en coulisses s’activent des associations des droits de l’Homme aux profils étonnants.

Contourner les sanctions

Israël n’est pas totalement désarmé face à l’embargo militaire. De toutes les formes de boycott (économique, universitaire, culturel), c’est la plus efficace pour faire plier un belligérant. Mais il peut trouver des parades. Pendant la guerre de 1948, quand il a dû affronter cinq armées arabes en plein embargo anglo-franco-américain, l’accord avec la Tchécoslovaquie lui a permis de tenir bon. En 1967, après que le général de Gaulle a lâché l’« ami et allié » israélien pour le punir d’avoir lancé les hostilités, Israël a embrassé une alliance militaire quasi exclusive avec Washington. Et même au plus fort de l’embargo décrété par Paris, Israël n’a jamais baissé les armes : en témoigne l’audacieuse opération pour récupérer les vedettes de Cherbourg dans la nuit du 24 et 25 décembre 1969. Aujourd’hui encore, des embargos sont contournés. Quand le Tribunal de La Haye a ordonné l’arrêt des transferts d’armes, Israël a facilement trouvé des sources alternatives.

Reste l’ultime pied de nez : développer sa propre industrie d’armement. Entre le 7 octobre et début mai, Israël a acheté pour dix milliards d’euros d’armes auprès d’entreprises nationales, soit trois fois plus que les années précédentes. Et la fièvre acheteuse devrait se poursuivre, surtout dans la perspective d’une extension du conflit avec le Hezbollah. À l’origine, Israël avait lancé son industrie pour pallier les sanctions internationales, puis l’a développée avec l’aide des États-Unis afin de réduire ses coûts. Autour des trois fleurons de l’industrie militaire – Rafael, Israel Aerospace Industries et Elbit System – on trouve une centaine d’entreprises innovantes dans le domaine des antimissiles ou des drones, qui hissent le pays à la neuvième place des vendeurs d’armes dans le monde aujourd’hui. Ses plus grands clients sont l’Inde, les Philippines, l’Azerbaïdjan et le Maroc. Israël vient aussi de conclure un accord historique de 3,2 milliards d’euros avec l’Allemagne pour l’achat du système de missiles antibalistiques hypersoniques Arrow3.

Dépendance américaine

Que Netanyahou soit scandalisé par les mesures d’embargo militaire, c’est l’évidence. Qu’il surjoue la solitude d’Israël, trahi par ses partenaires occidentaux, passe encore. Les volumes concernés sont en réalité trop faibles pour déstabiliser Tsahal : l’Italie, troisième fournisseur après les États-Unis et l’Allemagne, a importé 0,9 % des armes en Israël entre 2019 et 2023 ; le Canada seulement 0,05 %. En revanche, que Netanyahou défie l’Allemagne et les États-Unis en se disant prêt à combattre sans eux est d’une gravité sans nom : ils pèsent 99 % des importations d’armes, soit respectivement 30 % et 69 % selon le rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI). Israël est même le premier bénéficiaire de l’aide étrangère américaine depuis la Seconde Guerre mondiale. Les volumes sont gigantesques : à ce jour, Washington lui a fourni 158 milliards de dollars sous forme d’aide bilatérale ou pour financer l’indispensable système antimissile Dôme de fer. Dès lors, quand Biden lève le ton sur la conduite des opérations à Rafah et menace Israël de suspendre des livraisons de munitions, il vaut mieux se taire, écouter et rectifier le tir.

« J’ignore si c’est une magnitude de 6,5 ou 7,3, mais c’est définitivement un tremblement de terre », a estimé dans Haaretz l’expert Richard Haass, président émérite du Council of Foreign Relations. La menace de Biden a soudain fait retomber la relation bilatérale à son plus bas niveau historique de 1956, lorsque Eisenhower avait mis brutalement fin à l’expédition de Suez, sanctionné Israël et exigé son retrait du Sinaï. Tsahal s’en souvient trop bien pour vouloir à tout prix éviter la rupture : pour répondre aux attentes de Washington, la progression dans Rafah se fait lentement, près d’un million de personnes ont pu évacuer, une « zone humanitaire » est instituée et l’aide alimentaire acheminée chaque jour par 150 camions. Elle s’écoule désormais aussi par le port artificiel américain au large de Gaza ; un projet encore inimaginable il y a peu.

Un pays « au bord du gouffre »

L’état-major voudrait apporter plus de garanties à Washington qu’il ne le pourrait pas : Netanyahou refuse de donner un cap et d’anticiper l’après-guerre, car elle coïnciderait avec son départ du pouvoir. Cette indécision est « dangereuse pour l’État d’Israël, d’un point de vue stratégique, militaire et sécuritaire », s’est ouvertement inquiété le ministre de la Défense Yoav Gallant. Israël est « au bord du gouffre », a renchéri Benny Gantz.

Après la faillite militaire et politique du 7 octobre, puis sa mise au ban sur la scène internationale, Israël risque de s’aliéner son meilleur allié du fait de la fuite en avant du Premier ministre et de ses partenaires d’extrême droite. Pour l’instant, Biden reste un fervent soutien de l’État juif. Une semaine après avoir annoncé une pause dans les livraisons de bombes, il a facilité un accord d’un milliard de dollars sur un nouveau paquet d’armes. Mais il est temps de sortir Israël de l’ornière, de ramener les otages à la maison et de penser le jour d’après. Personne ne veut plus entendre que « ça va aller ».

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris