Mémoires vives du 7 octobre

Frédérique Schillo
En Israël, à l’approche du premier anniversaire des massacres du 7 octobre, les hommages aux victimes se déclinent à travers des œuvres puissantes, des cérémonies plurielles et des témoignages à foison qui résistent à la récupération politique.
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Le 7 octobre, à 11h, quand débutera la cérémonie marquant le funeste premier anniversaire des massacres du Hamas, la vie soudain s’interrompra en Israël. Les passants arrêteront leur marche, les familles réunies en ce jour chômé se recueilleront, et chacun se mettra au garde à vous en hommage aux soldats tombés dans l’attaque terroriste et la guerre à Gaza. A 13h, les Israéliens se figeront de nouveau en souvenir des 1.200 civils tués dans le pogrom. Puis ce peuple toujours debout poursuivra la journée de commémorations, sans que la vie normale ne reprenne son cours. Comment pourrait-elle reprendre quand la guerre se poursuit, quand les morts dont on honore la mémoire n’ont pas tous encore été inhumés en terre d’Israël et que des otages luttent toujours pour leur survie dans les tunnels de Gaza ?

Ritualiser le 7 octobre

L’idée même de commémoration peut heurter si honorer les morts, c’est un peu renoncer aux vivants. En mai, des cérémonies de Yom HaZikaron (en souvenir des victimes des guerres et des attentats) ont eu lieu sur fond de polémiques, des familles endeuillées refusant la présence des politiques jugés responsables du pire échec du pays. Chacun pressent aussi que les victimes du plus grand massacre de Juifs depuis la Seconde Guerre mondiale ne peuvent être de simples noms ajoutés en bas de la liste. Il fallait leur dédier un jour particulier, détaché de la Journée du Souvenir et de la Fête de l’Indépendance. A l’origine, le lien entre les deux événements avait été suggéré à David Ben Gourion par le rabbin de l’armée Shlomo Goren en écho au prophète Jérémie : « Je transformerai leur deuil en joie ». Ainsi les Israéliens passent-ils des larmes à la joie, du deuil à la fête nationale. Sauf cette année, où la mort rôde partout.

Une nouvelle date devait donc être trouvée avec un nouveau rituel. Sur décision du gouvernement, la journée commémorative sera organisée autour de deux cérémonies ce 7 octobre, selon le calendrier grégorien. Mais pour la seule et unique fois : à partir de l’an prochain, elle se tiendra, sans cérémonie d’état, le 24 du mois de Tishri. Nul doute pourtant que le 7 octobre restera le seul repère. La presse a eu beau parler de « Shabbat noir », Tsahal lancer l’opération « Epées de fer », les historiens évoquer « la guerre de Souccot » ou « de Simhat Torah » en miroir à celle de Kippour survenue elle aussi par surprise 50 ans et un jour plus tôt, aucun nom ne s’est imposé. Parfait cas d’héméronyme comme l’appellent les chercheurs, l’événement fait date. Et de même que le 11 septembre a ébranlé les Américains et ouvert le XXIe siècle, le 7 octobre parce qu’il contient en lui l’indicible horreur restera gravé dans les esprits. Il l’est déjà sur les corps. Quand fin août, Netanyahou a été incapable deux jours de suite de citer correctement la date du pogrom, l’ancien député et survivant du kibboutz Beeri, Haïm Jelin, lui a rafraîchi la mémoire en postant une photo de son bras tatoué d’un « 7.10.2023 ».

Que le politique s’immisce dans le travail de mémoire est inéluctable, en Israël comme ailleurs. L’historienne Yaël Zerubavel a ainsi magistralement analysé les mythes de Massada et Bar Kokhba, élaborés lors de la construction de l’Etat. Cependant, il est rare qu’en pleine commémoration, le pouvoir agisse contre une partie de son peuple traumatisé comme c’est le cas aujourd’hui. La grande ordonnatrice de la cérémonie mémorielle télévisée du 7 octobre n’est autre que la ministre des Transports Miri Regev, passionaria de la droite nationaliste qui fait déjà de la fête nationale un show à la gloire du couple Netanyahou. On craint que l’entreprise soit une réécriture de l’Histoire pour disculper le Premier ministre et lui inventer un crédit et une empathie qui lui manquent tant, lui dont les trois-quarts de la population souhaitent le départ, et qui fuit les cimetières, évite les familles des victimes et dénigre les manifestants appelant à un accord pour libérer les otages. Plusieurs kibboutzim du Sud boycottent l’événement. « La seule cérémonie que le gouvernement de Netanyahou et ses extrémistes peuvent et doivent organiser, c’est une cérémonie de démission collective accompagnée de l’annonce de la formation d’une commission d’enquête d’état » écrit le kibboutz Nirim. Face à l’obstination de Regev, la cérémonie officielle est maintenue, mais elle sera enregistrée sans public pour éviter tout esclandre et diffusée en différé le soir après la cérémonie civile alternative.

Tant d’autres cérémonies se tiendront ce jour-là, dessinant une géographie des lieux de mémoire du 7 octobre. Le site du festival Nova est déjà un lieu de pèlerinage. Chaque semaine, des centaines de visiteurs y déambulent parmi les photos de ces 364 jeunes ivres de joie et de musique abattus comme des proies. Entre devoir de mémoire et tourisme morbide, le site exprime surtout le besoin de recueillement des Israéliens quand la plupart des lieux du massacre ont été évacués, certains en partie engloutis sous les cendres tels des Pompéi modernes. A Sdérot, un mémorial sera inauguré le 7 octobre sur le site de l’ancien commissariat pris d’assaut par les terroristes. Les kibboutzim endeuillés participeront, eux, à la cérémonie civile organisée le soir au parc Yarkon à Tel-Aviv. Débutant par une minute de silence, elle donnera la parole aux proches des victimes et des otages, avec des pauses musicales interprétées par les plus grands artistes israéliens. Retransmise en direct sur N12, la première chaîne du pays, elle sera ouverte au public et devrait réunir des dizaines de milliers de personnes.

Bibliothèque nationale de Jérusalem ©The national Library

Œuvres de mémoire

C’est dire combien, loin des polémiques, le peuple israélien a soif de communion. Se retrouver et se souvenir, conserver l’image vivante des siens, se faire les gardiens de la mémoire pour espérer « Plus jamais ça ! » font partie de l’éthos juif. Des témoignages par milliers ont été délivrés sur les victimes du 7 octobre, si bien que plusieurs sont devenues des figures familières. Quantité d’œuvres artistiques leur rendent aussi hommage. La peinture, avec notamment Zoya Chernassky, qui a su capter l’effroi des jeunes tentant de fuir leurs bourreaux au festival Nova ou les cris étouffés d’une famille cachée dans une pièce fortifiée (mamad) dont l’ampoule entourée d’un halo rappelle celle de Guernica de Picasso. La poésie, avec les poèmes traduits sur le site du ministère des Affaires étrangères tel « Abri » d’Agi Mishol, où une victime se réfugie dans les lettres hébraïques du mot mamad. L’audiovisuel, que ce soit le film « Of dogs and Men » de Dani Rosenberg présenté à la Mostra, qui suit une jeune fille retournant dans son kibboutz meurtri à la recherche de son chien, ou la série « Aube rouge » avec Yael Abecassis, déroulant quatre histoires vraies du 7 octobre. La littérature, avec de nombreux témoignages comme le remarqué Portes de Gaza (Belfond) du journaliste du Haaretz Amir Tibon, sur l’attaque de son kibboutz de Nahal Oz et son incroyable sauvetage par son père, un général à la retraite. La BD enfin, avec l’album Au cœur du 7 octobre (Editions Delcourt) dans lequel Michel Kichka et d’autres dessinateurs retracent 12 histoires d’héroïsme de civils ayant sauvé des Israéliens. « J’avais tellement envie de parler de cette merveilleuse société civile en Israël qui manifeste, s’engage, se porte volontaire. C’est la seule chose qui me donne de l’espoir », nous confie Michel Kichka. « J’ai eu la chance de retracer l’histoire d’un bédouin extraordinaire, d’une grande humanité. Ce livre est mon combat contre l’oubli et le déni. »

En Israël, chacun porte en soi la mémoire du 7 octobre. Dès le 9, Raquel Ukeles, directrice des collections de la Bibliothèque nationale d’Israël, a senti qu’il était de son « devoir sacré » de collecter ces témoignages. « Pas seulement en vue de les archiver mais pour actualiser la mémoire de ce traumatisme », nous dit-elle, « et garder ainsi au cœur de la société le souvenir de ceux qui sont tombés et le combat de ceux toujours otages à Gaza. » S’y ajoute un rôle thérapeutique qu’elle ne soupçonnait pas : « Quand j’explique aux gens qu’une institution comme la nôtre peut conserver les témoignages, j’observe chez eux un profond soulagement. »

La Bibliothèque nationale a ainsi collecté des milliers de sources sur l’attaque du Hamas et ses conséquences : documents imprimés, photos, œuvres d’art, poésies, musiques, et quantité d’archives orales et autres entretiens vidéo menés par elle ou ses partenaires. En accord avec les kibboutzim du Sud, des messages WhatsApp sont même archivés. Le projet soutenu par le ministère de l’Héritage et des fondations privées vise à faire de la Bibliothèque la plateforme de référence sur le 7 octobre. « Le devoir de mémoire ne consiste pas seulement à collecter les témoignages, les conserver et les rendre accessibles pour les générations futures, mais à le faire bien avec une charte éthique », souligne Ukeles. Dans l’esprit de cette Institution dédiée à la mémoire du peuple juif et d’Israël dans sa diversité, le projet est ouvert aux communautés juives du monde entier. Elles sont invitées à témoigner de l’impact du pogrom et de la guerre jusqu’en Diaspora . Pour que vivent toutes les mémoires du 7 octobre.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris