L’autre conflit : Netanyahou contre les militaires

Frédérique Schillo
En pleine guerre existentielle pour Israël, au lieu de dévoiler sa stratégie pour le jour d’après, Netanyahou préfère livrer bataille contre les généraux.
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Tout le monde en convient, l’élimination de Yahya Sinwar est un tournant de la guerre à Gaza. Mais dans quelle direction ? « Tout commence et tout finit avec Sinwar », avait prédit en mars le président Herzog. Le premier à annoncer sa mort, sans attendre sa confirmation, est le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant, qui a posté un message de victoire sur X le 17 octobre peu avant 17h affirmant que les ennemis d’Israël ne pouvaient plus se cacher. Plus tard dans la soirée, Benjamin Netanyahou annonçait officiellement que le cerveau des massacres du 7 octobre avait été « tué à Rafah par des braves soldats de Tsahal ». Ajoutant aussitôt : « Si ce n’est pas la fin de la guerre à Gaza, c’est le début de la fin. » Griller la politesse au Premier ministre sur une annonce de cette importance est loin d’être anodin. Au-delà de la querelle d’ego pour s’attribuer le scalp du chef terroriste, cette bataille de communication révèle des tensions très vives entre les chefs militaires et Netanyahou sur la conduite des combats et l’objectif même de cette guerre.

Ce n’est pas la première fois que leurs différends sont exposés au grand jour. A la veille des commémorations du 7 octobre, le chef d’état-major Herzl Halevi a annoncé par communiqué que Tsahal avait « vaincu la branche armée du Hamas ». L’organisation « a été vaincue dans sa branche militaire » abondait le porte-parole de l’armée Daniel Hagari. Etonnant vocable venant de ceux qui n’ont pas pour habitude de s’embarrasser des subtilités entre branches militaire et politique ; en témoigne l’assassinat ciblé d’Ismaël Haniyeh à Téhéran. Aussi pareille annonce pour l’armée signifie : « Mission accomplie ! »

Le groupe terroriste est défait, la quasi-totalité de ses capacités militaires détruite, à savoir 23 de ses 24 bataillons comme l’a lui-même annoncé Netanyahou à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU. Par ailleurs Tsahal a mis au jour ses caches d’armes et détruit des centaines de kilomètres de tunnels. En août, Israël annonçait avoir éliminé 17 000 terroristes (sur environ 30 000 combattants avant le pogrom). Le bilan s’est alourdi depuis puisqu’en trois semaines, c’est tout l’état-major du Hamas, et accessoirement celui du Hezbollah, qui vient d’être décimé.

Pour Tsahal, « l’éradication totale » du Hamas était « illusoire »

Il est temps de passer à une nouvelle étape, demandent les généraux. D’abord parce que la guerre a changé de nature. S’il n’est plus que l’ombre de lui-même, le Hamas peut encore initier des attentats en Israël et agir « comme une guérilla » à Gaza. Cela implique de sécuriser le terrain pour empêcher le retour des terroristes. Ensuite et surtout parce qu’en annonçant avoir atteint un but de guerre en ayant tué Sinwar et détruit la branche armée du Hamas, Tsahal presse politiques et diplomates de prendre le relais. Hagari avait déjà expliqué fin juin que « l’éradication totale » du Hamas était « illusoire » : « On n’élimine pas une idéologie. Dire qu’on va faire disparaître le Hamas, c’est jeter de la poudre aux yeux du public », avait-il déclaré sur la chaîne 13. Avec cette mise en garde : « Si on ne prévoit pas d’alternative, au bout du compte on aura le Hamas. » Des propos sèchement recadrés par le Bureau du Premier ministre. Reste que Netanyahou n’a toujours pas soumis de plan stratégique aux militaires. Aurait-il la guerre pour seul horizon comme l’insinue le président Macron qui accuse Israël de « semer la barbarie » dans la région ? C’est oublier que Netanyahou a refusé plu-sieurs opérations. Le 11 octobre 2023, il a rejeté le plan de Gallant de lancer une guerre préventive contre le Hezbollah. Malgré ses rodomontades, il a ensuite hésité sur la conduite de la guerre à Gaza, repoussant pendant trois mois l’entrée de Tsahal dans Rafah.

Le ministre de la Défense Yoav Galant et le chef d’état-major de Tsahal Herzi Halevi, deux hommes ne dissimulant leurs désaccords avec Benjamin Netanyahou. ©Reuters

« Netanyahou n’est ni un faiseur de paix ni un va-t-en-guerre. C’est quelqu’un de notoirement indécis qui hésite à prendre des mesures quelle que soit la direction », nous explique Guy Ziv, auteur de Netanyahou vs The Generals (Cambridge Univ. Press, 2024). « Il est incapable de trancher », nous confiait il y a quelques mois le général à la retraite David Agmon, qui fut son directeur de Cabinet dans les années 1990. Une indécision qui inquiète les généraux. En février, l’ancien chef d’état-major Gadi Einsenkot avait alerté les autres membres du cabinet de guerre sur les conséquences désastreuses sur le terrain. Le 15 mai c’est Gallant qui fustigeait le Premier ministre dans une allocution télévisée : « L’indécision est, par essence, une décision. Cela conduit à une voie dangereuse, qui promeut l’idée d’une gouvernance militaire et civile à Gaza. » Aussitôt, l’ancien chef d’état-major Benny Gantz le mettait au défi de présenter un plan pour l’après-guerre à Gaza avec comme priorité le retour des otages. Lui et Einsenkot ont depuis démissionné du cabinet de guerre ; Netanyahou décline toujours les demandes de l’état-major pour discuter des scénarios de l’après-Hamas, par exemple en faisant appel aux clans gazaouis, à l’Autorité palestinienne ou à une force multinationale formée des pays de la Ligue arabe.

Alors que la mort de Sinwar vient lui offrir une image de victoire, le Premier ministre n’est pas pressé d’annoncer la fin des combats. Il parle désormais de « victoire totale » et veut rebaptiser l’opération « Epées de fer » en « Guerre de Renaissance ». Pour Guy Ziv, cela tient à la fragilité de sa coalition : « Il n’y a pas de stratégie d’après-guerre. Netanyahou se sent redevable envers ses ministres extrémistes et donc se montre réticent à approuver ou à proposer son propre plan. » Comment en effet ne pas risquer d’indigner ses alliés ultranationalistes et ses propres ministres du Likoud qui fanfaronnent après les derniers succès tactiques de Tsahal en appelant à rétablir des colonies à Gaza ?

La poursuite de la guerre a aussi nombre d’avantages politiques. Netanyahou veut demander le report de son procès pour corruption, fraude et abus de confiance dans lequel il est appelé à témoigner le 2 décembre. Tant que dure la guerre, il espère aussi retarder la création d’une commission d’enquête sur les défaillances du 7 octobre, qui lui coûterait à coup sûr son poste. Dans tous les cas, on le voit, l’annonce de la victoire précéderait sa chute.

Netanyahou en guerre contre les généraux

C’est ainsi qu’en pleine guerre existentielle pour Israël, menée sur sept fronts (Gaza, Liban, Cisjordanie, Syrie, Irak, Yémen et Iran), le Premier ministre s’est lancé dans une bataille contre son propre état-major. Le but : s’exonérer de toute responsabilité dans la tragédie du 7 octobre et accabler Tsahal et les services de renseignement. A ce jeu-là, tout est permis. Des fuites sont orchestrées qui révèlent combien la menace du Hamas a été sous-estimée les jours précédant l’attaque. A ceci près que les chefs de Tsahal, du Shin Bet et de l’Aman ont déjà reconnu leurs erreurs, quand Netanyahou s’y refuse obstinément et tait le fait qu’en pleine crise autour de la réforme judiciaire Tsahal l’avait mis en garde contre une « menace imminente ».

Très violente, la campagne de délégitimation des généraux mobilise les troupes de Netanyahou jusqu’à son fils aîné Yaïr, exilé à Miami depuis le 7 octobre, qui n’hésite pas à accuser Halevi de vouloir fomenter un « coup d’Etat ». Le Premier ministre sait aussi compter sur des médias comme la chaîne 14, machine de propagande d’extrême-droite. Fait rare, suite à la diffusion d’une vidéo moquant Halevi, Tsahal vient de la condamner pour atteinte à l’armée en temps de guerre.

En fait, ce conflit remonte à très loin, nous explique Guy Ziv : « Lors de son premier mandat, il a écarté de la prise de décision tous les généraux, qu’il voit comme des gauchistes. Son ministre de la Défense a fini par démissionner et se présenter contre lui. Mais c’est Ehud Barak, ancien chef d’état-major, qui l’a battu aux élections de 1999. » On pourrait continuer la liste : tous ceux qui ont travaillé avec Netanyahou sur les questions de Défense et de Sécurité ont fini par s’opposer à cet homme jugé indécis, autoritaire, mettant ses intérêts personnels avant l’intérêt général. Cinq anciens chefs d’état-major l’ont défié dans les urnes, dont trois ensemble (Gantz, Eisenkot et Yaalon) ; lesquels ont d’ailleurs perdu.

Dans l’euphorie des derniers exploits de Tsahal, Netanyahou rêve de nouveaux succès politiques. Si le Likoud reprend des couleurs, les Israéliens sont 60% à ne pas lui faire confiance selon la chaîne 12, quand par ailleurs le soutien à l’armée est massif (86%). Au moment où une majorité de l’opinion réclame un cessez-le-feu à Gaza et un accord sur la libération des otages, certains rappellent une recommandation de la Commission Shamgar, instituée suite à l’accord Guilad Shalit : les négociations devraient être l’affaire des experts militaires, non du politique. Aucun général n’aurait toutefois l’idée de l’invoquer publiquement, ils ont bien trop le sens de l’Etat.

Dénué de vision stratégique, sans un mot pour les familles d’otages ou ceux qui tombent sur le terrain, Netanyahou s’empressait encore fin octobre de s’attribuer la réussite des frappes de Tsahal sur l’Iran comme au moment de la mort de Sinwar. John Fitzgerald Kennedy disait que « la victoire a cent parrains, mais la défaite est orpheline ». En Israël, Netanyahou voudrait nous faire croire que le 7 octobre est la défaite des militaires et qu’il est le Père la victoire.

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Dr Amos Zot
Dr Amos Zot
7 jours il y a

Elle demande , sans doute au nom de la démocratie, que des non- élus décident à la place du Premier-Ministre. A republier le 1er avril. Excellent gag mais un peu long :).

Giacomo Douenias
Giacomo Douenias
7 jours il y a

Madame,
Votre sous-titre ‘’Netanyahou préfère livrer bataille contre les généraux’’ est faux : Le Premier Ministre a limogé un Ministre avec lequel il avait de sérieuses divergences de vues.
Comme il l’a assuré, il n’a aucune intention de se séparer du Chef d’Etat Major, ou du chef des services secrets.
Avec votre article biaisé vous rejoignez la meute accrochée aux basques de Bibi, je parle de la plupart des journaux israéliens et de la quasi totalité des chaines de télévisions, de gauche évidemment. Sans parler des médias ‘’bien pensants’’ étrangers comme Le Soir, Le Monde ou Libération.
Je suis persuadé de la déconvenue de tout ce petit monde, lors de prochaines élections en Israël, déconvenue à la hauteur de celle qu’ont subie leurs confrères américains après l’élection de Donald Trump, triomphale malgré leur acharnement contre lui.
Cordialement,
Giacomo Douenias

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Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris