Vos formations sur l’antisémitisme se déroulent-elles sans accroc ?
Jonas Pardo Les formations durent trois jours. Elles s’adressent à un public adulte et volontaire. Bien qu’ils y assistent parce qu’ils veulent être outillés pour cerner les enjeux liés à la lutte contre l’antisémitisme, les participants y viennent avec des a priori et des préjugés. En revanche, ils ont tous une porte mentale ouverte pour aborder la question de l’antisémitisme. En règle générale, tout se passe bien, même s’il arrive que des participants y assistent pour tenir un discours oppositionnel, pour « contrebalancer » ou « rétablir la vérité » sur le sionisme et le conflit israélo-palestinien. Je les laisse parler, mais j’essaie de leur expliquer que les désaccords qu’ils ont avec moi ne se situent pas forcément là où ils pensent. Et surtout, j’effectue un travail sur le fond. J’essaie de parler à l’intelligence et non pas aux émotions. Il s’agit de montrer comment l’antisémitisme s’est construit à travers les siècles. Pour ce faire, je m’appuie sur l’histoire des religions et des idées, la sociologie et les sciences politiques en articulant toutes ces disciplines avec le vécu actuel des Juifs face à l’antisémitisme. Bien souvent, ce public résistant est surpris par ce que je leur dis. Les deux points de fixation de cette résistance résident dans l’antisionisme et l’idée selon laquelle les gauches ont toujours lutté contre l’antisémitisme et qu’elles n’ont rien à se reprocher. J’explique donc comment les gauches politiques et syndicales ont participé à la diffusion de l’antisémitisme, du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Toutefois, je n’oublie pas de rappeler qu’elles présentent aussi la particularité d’avoir le plus lutté contre l’antisémitisme. Concernant l’antisionisme, je m’attaque à ce que j’appelle le « réflexe antisioniste ». Il s’agit d’un réflexe, car ce n’est ni théorisé ni intellectualisé. Cela revient à considérer que lorsqu’on est de gauche, on est inévitablement antisioniste.
Lorsqu’on leur demande ce qu’ils entendent par sionisme, que répondent-ils ?
J.P. C’est très intéressant, car l’éventail des définitions qu’ils me donnent est très large. Généralement, pour plus de deux tiers des participants, cela signifie être contre Netanyahou et la droite israélienne. Lorsqu’ils découvrent ce qu’est le sionisme et son histoire, ils comprennent qu’il y a un problème sémantique. Reste le tiers résolument antisioniste. Il peut y avoir des anarchistes hostiles à toute forme de nationalisme. Cette position théorique n’est pas problématique en soi si elle ne se limite pas à la seule détestation du nationalisme juif. Il existe aussi l’antisioniste convaincu de tout savoir parce qu’il a lu Shlomo Sand ou d’autres auteurs juifs virulemment antisionistes. Il est possible de provoquer chez lui un décalage cognitif. Quant à l’antisioniste conspirationniste qui pense que le sionisme est un projet de domination mondiale, il est sans aucun doute antisémite même si, en revenant à la racine, il est possible de lui faire prendre conscience de l’inanité de son discours. De manière générale, cela se passe bien. Des désaccords peuvent subsister, car je n’ai évidemment pas le pouvoir de les convaincre en trois jours. Mais il est normal qu’il y ait des résistances, voire même que des propos antisémites soient prononcés. Je suis là pour que les représentations négatives sur les Juifs puissent s’exprimer, et qu’ensuite nous puissions travailler sur celles-ci. Je fais donc en sorte que l’espace de cette formation soit sans jugement, sans tabou et que nous soyons d’accord de ne pas être d’accord. La seule condition nécessaire est la bienveillance.
En matière d’antisémitisme, qu’est-ce qui distingue les gauches de l’extrême droite ?
J.P. Lorsque l’extrême droite diffuse l’antisémitisme, elle le fait en totale adéquation avec son projet politique et idéologique. L’antisémitisme est son cœur idéologique. Quand certaines factions de la gauche se mettent à propager l’antisémitisme au lieu de le combattre, elles annihilent leur projet idéologique, mais aussi leurs propres fondements politiques. La situation devient alors préoccupante, car nous constatons non seulement la multiplication de foyers de la haine susceptibles d’inciter à des passages à l’acte contre les Juifs, mais également la neutralisation de toute capacité à mettre en place un programme d’émancipation pour la société tout entière. Ainsi, lorsque le député LFI David Guiraud raconte qu’il se bat contre les Dragons célestes, il diffuse le socialisme des imbéciles : il assimile une association juive à une organisation de manipulateurs et d’esclavagistes exerçant une domination mondiale, et condamnant à mort ceux qui osent proférer la moindre critique à leur égard. Au lieu de dire que c’est un système de redistribution des richesses qu’il faudrait changer, Guiraud personnalise la critique économique. Ce faisant, il va à l’encontre du projet idéologique qu’il est censé porter. La mécanique est la même chez les féministes comme Judith Butler. Lorsqu’elle exige des preuves des viols que les Israéliennes ont subis le 7 octobre, elle renonce au principe féministe selon lequel on croit la victime d’un viol ou d’une violence sexuelle. De cette manière, les féministes du type de Judith Butler renient les principes qu’elles ont elles-mêmes contribué à forger.
Aujourd’hui, personne n’aime se voir accuser de tenir des propos antisémites, encore moins des militants de gauche. Avez-vous observé leurs réactions ?
J.P. Lorsque des propos tenus par des personnalités de gauche sont pointés du doigt et dénoncés comme antisémites, souvent ces personnalités les minimisent, les nient ou les justifient. Elles tentent de créer des diversions pour se dédouaner de l’antisémitisme et mettre la poussière sous le tapis. Les accusations pleuvent d’autant plus que les accusés se raidissent, car les réactions défensives ont un effet d’amplification de l’antisémitisme. Ces mécanismes défensifs participent du déni et se retrouvent autant parmi les politiques que parmi les militants. On retrouve cela dans toutes ces interventions pour nous dire qu’il n’y a pas de problème avec les militants LFI ni avec Jean-Luc Mélenchon parce qu’ils n’ont jamais été condamnés pour antisémitisme par la justice. On pourrait leur répondre que Marine Le Pen non plus ! Est-ce à dire que son parti, le Rassemblement National, est imperméable à l’antisémitisme ? Non. L’argument de l’absence de condamnation judiciaire est à nouveau paradoxalement utilisé par des militants, des journalistes et des universitaires sachant pertinemment qu’une absence de condamnation par les tribunaux n’équivaut pas à une garantie d’innocence. Cela peut révéler des failles dans le fonctionnement du système judiciaire. D’ailleurs, sur d’autres sujets comme le racisme et les violences policières, ces mêmes personnes le soulignent à juste titre. Elles invoquent donc un argument qu’elles refusent d’appliquer aux autres luttes qu’elles mènent.
Que pensez-vous du militantisme nourri aux thèses décoloniales qui entend porter un antiracisme qu’il qualifie de « politique », en opposition à des organisations universalistes comme la Licra et SOS Racisme, accusées de s’accrocher à un antiracisme « moral » et de complaisance ?
J.P. Je conteste cette distinction entre l’antiracisme politique et l’antiracisme moral. En ce qui me concerne, ce n’est pas une ligne de fracture, car l’antiracisme est toujours politique. Par ailleurs, j’observe bien souvent que ceux qui se réclament de l’antiracisme politique sont très moralisateurs. Et au contraire, des organisations antiracistes – avec lesquelles je suis notamment en désaccord sur la notion d’islamophobie, qu’ils combattent et que j’utilise – peuvent faire un excellent travail lorsqu’elles s’attaquent judiciairement à des personnalités d’extrême droite comme Eric Zemmour, par exemple. Je reproche aux tenants de l’antiracisme politique de paradoxalement dépolitiser la question du racisme en le présentant comme un système mis en place par des puissances pour des raisons d’exploitation des Noirs et des Arabes. Il est évident que le racisme engendre de l’exploitation. Comment le nier quand on voit quotidiennement le racisme dans l’accès à l’emploi. Ce phénomène a d’ailleurs été mis en lumière par des études menées par des organisations antiracistes comme SOS Racisme et la Licra. Je considère que le racisme n’est pas seulement une idéologie, mais un rapport social dynamique. Il peut être un impératif au sein d’un groupe, servant à montrer son appartenance, tout en disparaissant dans les relations individuelles. Il peut être vécu comme un mécanisme de défense face à une attitude, un comportement perçu comme une menace. Il se manifeste fréquemment comme une forme de médiation sociale négative et problématique dans les rapports avec « l’Autre », perçu comme différent.
Jugez-vous pertinente la notion d’intersectionnalité des discriminations ?
J.P. Oui. Je fais des constats communs avec les tenants de l’antiracisme intersectionnel. Il y a des formes de haine spécifiques qui se situent au croisement de différentes identités. Ainsi, en matière d’antisémitisme, il y a des formes de haine spécifiques envers les femmes juives, qui se traduisent par une fétichisation que les hommes juifs ne subissent pas. Depuis 2010, il y a eu de nombreux cas de viols à caractère antisémite. Les mots utilisés par les violeurs et le mode opératoire sont spécifiques. Voilà pourquoi je considère que la grille d’analyse intersectionnelle peut être intéressante au regard de l’antisémitisme, et surtout pour ses applications dans le droit.
Que pensez-vous alors du concept de « privilège blanc », cher aux tenants de l’approche intersectionnelle ?
J.P. Le problème surgit effectivement lorsque la notion de privilège blanc est appliquée aux Juifs. Les blancs bénéficieraient sans s’en rendre compte de privilèges sociaux, politiques, culturels ou économiques, qui ne seraient pas accordés aux personnes non blanches dans le même contexte, et qui constitueraient un ensemble invisible d’avantages non mérités. Lorsque les Juifs sont inclus dans cette définition de la « blanchité », lorsqu’ils sont considérés comme blancs, on comprend rapidement la collusion qui peut s’exercer avec les accusations historiques faites à l’encontre des Juifs. Pour la sociologue allemande Karin Stögner dans « Intersectionality and Antisemitism – A New Approach », Fathom, mai 2020 : « Tant que ce cadre est appliqué à la société majoritaire blanche, il permet de rendre visibles les structures de pouvoir enracinées. Appliqué à la minorité juive, il peut en revanche déboucher sur une confirmation de stéréotypes antisémites, comme l’influence excessive des Juifs dans les affaires, la politique et les médias. Les Juifs apparaissent comme les super-blancs. » Dans ce cas, l’intersectionnalité peut devenir une forme d’antisémitisme. Cette dérive est produite par une mauvaise compréhension du phénomène de racialisation. Certains oublient que l’antisémitisme est une forme de racialisation des Juifs.
Qui aime bien la gauche, la châtie bien
Depuis qu’il est apparu sur la scène publique, Jonas Pardo porte une voix authentiquement juive et sincèrement dépourvue de porosité avec tout ce qui est problématique au sein de la gauche de la gauche. Non seulement, il est rigoureux intellectuellement, mais il est sans complaisance envers les dérives et les défaillances de la gauche en matière d’antisémitisme.
Comme il est irréprochable à la fois sur son engagement politique à la gauche de la gauche et sur son militantisme antiraciste, Jonas Pardo est devenu la bête noire des groupuscules juifs antisionistes qui se positionnent systématiquement comme bouclier de personnalités de gauche mises en cause pour des propos antisémites. Faisant du sionisme et d’Israël la source de l’antisémitisme contemporain, et justifiant les violences antijuives comme une révolte mal dirigée, liée à « l’indignation légitime contre les crimes israéliens », ils ne supportent pas qu’une voix juive qui n’est pas antisioniste puisse être entendue par la gauche et même la gauche de la gauche.
Jonas Pardo n’a pas peur de mettre les mains dans le cambouis en allant à la rencontre de militants politiques, associatifs et syndicaux pour les conscientiser à la lutte contre l’antisémitisme. Il n’éprouve aucune difficulté à jongler avec le vocabulaire, les codes et les concepts de la gauche et des mouvements antiracistes. Il n’a pas besoin d’interprète pour s’adresser à eux. Il parle couramment l’antiracisme intersectionnel. « C’est une manière pertinente de montrer qu’il y a un problème au sein de l’antiracisme qui se traduit par un ‘‘deux poids, deux mesures’’ », fait remarquer Elishéva Gottfarstein, journaliste à Akadem qui a notamment publié, le 26 juin 2024 dans la revue K., l’article « De la “fragilité goy”. Réponse juive à une gauche offensée ». « En puisant dans les concepts de l’antiracisme intersectionnel, il réussit à mettre intelligemment en exergue une des failles majeures des courants antiracistes, féministes et LGBTQ qui se réclament de l’intersectionnalité : ce qui vaut pour toutes les minorités racisées ou de genre ne vaut pas pour les Juifs. Il est vrai que face aux nombreux exemples qu’il donne, un militant de gauche et antiraciste peut difficilement soutenir le contraire. »
Sa démarche est courageuse et salutaire. En tant que militant de gauche, Jonas Pardo met le doigt sur le problème de l’antisémitisme qui se propage à gauche, tout en se montrant intraitable dans la lutte contre l’extrême droite dont la progression est toujours un danger pour les Juifs. Le livre qu’il publie, Petit manuel de lutte contre l’antisémitisme (qui n’a d’ailleurs rien de petit, avec ses 437 pages), et le combat qu’il mène doivent aider la gauche à ne plus se perdre dans ce socialisme des imbéciles qui la prive de son indispensable horizon d’émancipation.