Le sionisme est l’une des idéologies les plus citées aujourd’hui, mais sans doute aussi les plus méconnues. Le sionisme moderne est, la plupart du temps, identifié comme un projet territorial, celui de donner un territoire qui permette aux Juifs subissant les violences de l’empire tsariste de la fin du XIXe siècle, et plus largement à l’antisémitisme en Europe, de trouver un refuge. Mais le sionisme, c’est aussi, et d’abord peut-être, tout autre chose : « Un mouvement révolutionnaire qui, au-delà de la recherche d’une solution territoriale, se veut le fondement d’une nouvelle culture, d’une nouvelle identité et d’une nouvelle subjectivité juive, fondée sur les valeurs laïques, rationnelles et universelles. » selon Guido LIEBERMANN, Freud en Israël, Imago, 2024.
Ces deux visions du sionisme sont qualifiées respectivement, l’une de « politique », incarnée par Theodor Herzl, et l’autre de « culturelle », dont l’un des principaux penseurs fut Asher Hirsch Ginsberg, mieux connu sous son nom de plume de Ahad Ha’am (« Un du Peuple » ou « Un parmi le peuple », au sens de l’homme ordinaire). Asher Ginsberg naît le 18 août 1856 à Skvyra (dans l’actuelle Ukraine), petite ville proche de Kiev, appartenant alors à l’empire russe. Il y reçoit une éducation traditionnelle juive auprès de son père, un Hassid, riche commerçant de sa ville. Il étudie le Talmud et la philosophie médiévale avec un professeur privé, largement influencé par la pensée de Maïmonide. Il lit la littérature de la Haskalah (mouvement de pensée juif des XVIII et XIXe siècles, fortement influencé par les Lumières.) et étudie, en autodidacte, les sciences, le russe, l’allemand, le français, l’anglais et le latin. De tendance rationaliste, il abandonnera rapidement le hassidisme, d’abord, puis toute foi religieuse. En 1884, il s’installe à Odessa, alors important centre de la culture juive, et adhère au comité des Hovevei Tsion (« Amants de Sion »), un mouvement prônant l’installation des Juifs en Palestine.
Renouveau de l’identité « nationale » juive
En 1889, il publie en hébreu Lo ze ha-derekh (Ce n’est pas la bonne voie). Dans cet essai qui le rendra célèbre, il critique sévèrement le sionisme des Amants de Sion, en ce qu’il néglige les aspects spirituels du judaïsme. Dans ses essais, réunis sous le titre Au carrefour, qu’il commence à publier dès 1895, il proclame à nouveau la primauté de la sauvegarde des valeurs juives, porteuses d’une mission morale et historique, sur l’établissement d’un foyer physique pour les Juifs eux-mêmes. Constatant que la culture juive est menacée, d’une part par l’épuisement de la force créatrice de la tradition étouffée par la religion et, d’autre part, par l’assimilation dont il décrit les tenants comme « esclaves dans un monde libre », Ahad Ha’am défend l’idée que la Palestine devrait être un refuge culturel pour une élite, ayant mission d’unifier la conscience collective pour le reste de la diaspora. Il s’agirait, en d’autres termes, de faire de la terre d’Israël un centre de pensée d’une nouvelle identité juive, basée sur la morale et les valeurs juives, qui nourrirait l’identité juive en diaspora. Il pose cette régénération culturelle comme un préalable nécessaire pour permettre au peuple juif de redévelopper une identité assez forte pour assumer les responsabilités liées à la construction d’un futur État-nation. En d’autres termes, la survie de la « nation » juive au sens culturel du terme ne peut être garantie, selon lui, que par l’adhésion à des valeurs issues de l’héritage du judaïsme. Plus concrètement, il entend fonder le renouveau de l’identité « nationale » juive sur la philosophie idéaliste, selon laquelle le judaïsme est porteur d’un idéal de justice absolue, d’une quête de vérité dans l’action, dégageant ainsi un contenu ressortissant de la pure morale, auquel la culture juive et à laquelle est restée fidèle au gré de l’histoire.
C’est de cette singularité que devrait être porteur le projet national en Palestine, dans sa propre conception « culturelle », c’est-à-dire en tant que source de rayonnement intellectuel pour la diaspora. Il se définit ainsi, moins du point du vue du sort des Juifs dans le monde que de la survie même du judaïsme, en tant qu’identité séculière. Il soutient que les difficultés matérielles, sociales et politiques des Juifs ne pourront être réglées par leur établissement en Palestine, dont le territoire ne sera pas en mesure d’accueillir tous les Juifs de la diaspora. En revanche, le sionisme, tel qu’il le conçoit, permettra de créer un nouveau type juif, fier de son identité et profondément ancré en elle, et dès lors de perpétuer les valeurs du judaïsme. Il oppose ainsi son sionisme culturel et spirituel au sionisme politique de Herzl, duquel il est resté en marge durant toute son existence.
Cofondateur de l’Université hébraïque de Jérusalem
C’est sur la base de ces idées que sera fondé le groupement Bnei Moshe (Les enfants de Moïse) qui tend à orienter les Hovevei Tsion vers une régénération du judaïsme par la culture et la langue. Afin de mettre leurs idées en pratique, ses membres participent à la fondation d’une école à Jaffa, d’une maison d’édition à Odessa, ainsi que d’une revue Ha-Shiloah, organe du sionisme culturel et de la littérature hébraïque d’Europe orientale qu’Ahad Ha’am dirigera de 1897 à 1907. Il contribuera à la fondation de l’Université hébraïque de Jérusalem, dont il formera, avant même son édification, le premier conseil d’administration incluant Haïm Weizmann, Albert Einstein, Sigmund Freud, Martin Buber, Haïm Nahman Bialik, Cyrus Adler, Yehuda Magnes et le rabbin Abraham Kook.
Après un premier voyage en Palestine en 1891, Ahad Ha’am publie un article intitulé La vérité à propos d’Eretz Israël (1891), dans lequel il soutient que l’État juif échouera s’il devient un simple État politique, sans régénération culturelle préalable, et dénonce les lacunes inhérentes aux implantations juives. Il plaide également pour un traitement juste et respectueux des populations arabes locales : « Nous qui vivons à l’étranger sommes habitués à penser que les Arabes sont une population sauvage du désert qui, tels des ânes, ne voient ni ne comprennent ce qui se passe autour d’eux. Mais c’est une grave erreur. Les Arabes, comme tous les sémites, ont un esprit aiguisé et astucieux. Toutes les villes de Syrie et d’Eretz Israël sont pleines de marchands arabes, qui savent comment exploiter les foules et garder la trace de tous ceux avec lesquels ils traitent – de la même manière qu’en Europe. Les Arabes, et plus particulièrement les élites urbaines, voient et comprennent ce que nous sommes en train de faire et ce que nous voudrions faire sur cette terre, mais restent calmes et prétendent ne rien avoir remarqué. Pour l’instant, ils ne considèrent pas nos actions comment présentant un danger futur pour eux… Mais, s’il arrive que la vie de notre population se développe en Eretz Israël au point que nous prenions leur place, que ce soit faiblement ou significativement, les natifs ne vont pas se retirer si facilement. »
Dans son livre Combattre avec Sion, il presse à nouveau les Juifs « de ne pas provoquer la colère des autochtones en leur faisant du mal… de les traiter avec amour et respect et, cela va de soi, avec justice et équité ». Il critique l’attitude des premiers pionniers sionistes : « (Ils) étaient esclaves dans leur pays d’exil, et se retrouvent soudain avec une liberté sans limite, le genre de liberté sauvage que l’on ne trouve que dans un pays comme la Turquie. Ce changement soudain a provoqué chez eux une pulsion de despotisme, comme cela arrive toujours lorsqu’‘‘un esclave devient un roi’’. (…) Ils traitent les Arabes avec hostilité et cruauté, les offensent de manière injuste, les battent de façon honteuse sans motif suffisant, et même se vantent de leurs actions, et il n’y a personne pour s’interposer et appeler à cesser cette impulsion dangereuse et méprisable. Notre peuple a raison de dire que les Arabes ne respectent que ceux qui montrent force et courage, mais ce n’est pertinent que lorsqu’ils ressentent que leur adversaire agit de façon juste ; ce n’est pas le cas lorsqu’il y a des raisons de penser que les actes de leurs adversaires sont tyranniques et injustes. »
En 1897, après le congrès sioniste de Bâle, appelant à un foyer national juif reconnu par le droit international (Volkerrechtlich), dans un article intitulé État juif – problème juif, Ahad Ha’am exprime de nouveau son scepticisme par rapport à ce projet. Il reproche à Theodor Herzl et Max Nordau leur vision purement politique du sionisme, négligeant le travail culturel : sans la renaissance culturelle qu’il appelle de ses vœux, il est impossible de mobiliser authentiquement une population significative en vue de la création d’un foyer juif. Il écrit : « Un idéal politique qui ne repose pas sur la culture nationale a tendance à nous séduire loin de notre attachement à la grandeur spirituelle et à engendrer en nous une tendance à trouver la voie de la gloire dans le pouvoir matériel et de la domination politique, brisant ainsi le fil qui nous unit au passé et sapant nos fondements historiques. » Tout cela ne l’empêche pas de faire son alyah. En 1922, il s’installe définitivement à Tel-Aviv, où il meurt en 1927.
Conseiller de Haïm Weizmann
Les thèses d’Ahad Ha’am feront l’objet de nombreuses critiques ; ses adversaires lui reprocheront son manque d’esprit pratique et l’absence de solutions politiques aux problèmes de l’heure. Les écrits d’Ahad Ha’am restent néanmoins d’une importance historique significative, en ce qu’ils expriment les âpres débats internes au sionisme, qui ont divisé sa génération sur ce changement fondamental de direction dans l’histoire juive. Les réserves d’Ahad Ha’am, concernant le sionisme politique et l’installation immédiate en terre d’Israël, étaient avant tout basées sur sa méfiance à l’égard de la tendance à la précipitation, caractéristique de tout éveil messianique. Ses textes adressent une puissante critique au mouvement sioniste tel que celui-ci se constitue au Congrès de Bâle auquel a appelé Theodor Herzl, ou plutôt des questions qui restent d’actualité : quelle consistance doit avoir un projet d’émancipation nationale ? Que conserver d’une histoire collective, de quoi faut-il se départir ? Surtout, selon une perspective qui nous est étrangement actuelle, que s’agit-il d’accepter moralement au nom de la volonté d’État ? Son thème fondamental, tout au long de sa longue carrière controversée, fut de savoir quels étaient les prérequis à l’autodétermination. Plus qu’un simple idéologue, il a participé au travail diplomatique qui a précédé la Déclaration Balfour de 1917, en tant que conseiller principal de Haïm Weizmann à Londres. Il a ainsi contribué au processus menant à la création d’un État juif.
Mais parce qu’il avait compris que cela causerait du tort et occasionnerait le ressentiment d’un autre peuple, il a insisté sur le fait que la renaissance nationale juive en Palestine devait être accomplie sans agression et être accompagnée d’une conscience claire : même si satisfaire à ses propres besoins n’est pas immoral, il faut toujours les rééquilibrer, difficilement, avec les besoins des autres. Il n’aura de cesse de rappeler que les valeurs portées par les chefs les plus éminents du peuple Juif, prophétiques dans leurs origines, rendent inconcevable pour les Juifs d’opprimer ou de persécuter quiconque.
Ahad Ha’am exercera notamment une influence majeure sur des penseurs tels que Haim Nachman Bialik ou Gershom Scholem, au point que ce dernier revendiqua, dans un texte intitulé Ahad Ha’am et nous (1931), son héritage pour le mouvement Brit Shalom en faveur d’un État binational en Palestine[1]. Aujourd’hui, son héritage continue d’influencer la réflexion sur l’identité juive et les défis éthiques liés au sionisme. N’a-t-il pas écrit à la fin de sa vie : « Notre sang a été répandu comme de l’eau dans chaque coin du monde pendant des milliers d’années, mais nous, nous n’avons pas versé le sang. »
[1] Scholem optera toutefois pour une immigration massive en Palestine dans les années 1930, en raison des persécutions des juifs d’Europe : « Scholem trouva son propre modèle chez Ahad Ha’am, l’essayiste sioniste d’Odessa. Scholem en vint à penser que le programme d’Ahad Ha’am, visant à fonder un centre culturel en Palestine, était une voie beaucoup plus réaliste pour le sionisme que l’expérience mystique prêchée par Buber. Dans ses textes politiques écrits en Palestine dans les années 1920 et 1930, Scholem défendit avec force l’idée que le mouvement sioniste devait avoir pour but la vision culturelle modérée d’Ahad Ha’am plutôt que le maximalisme politique des Révisionnistes. Ce n’est qu’après 1933 que la croyance d’Ahad Ha’am en la possibilité de redonner un sang neuf à la diaspora sans émigration massive en Palestine devint obsolète aux yeux de Scholem, en raison des événements politiques d’Allemagne » (David BIALE, Gershom Scholem, p. 40).