Regards n°1114

La scène artistique, tu l’aimes, mais tu la quittes

En Belgique, de nombreux artistes considèrent la cause palestinienne comme une lutte anticoloniale et antiraciste qu’ils doivent soutenir en tant qu’artistes. Cette posture alimente hélas un climat de méfiance, des discours et des pratiques et d’exclusion envers des artistes juifs rejetant cette vision militante. Différents artistes juifs témoignent de leur désarroi et de leur résignation à s’éloigner du monde artistique dans lequel ils s’épanouissaient.

Chaque jour qui passe, la question du boycott des artistes israéliens ne cesse d’être évoquée par des collectifs d’artistes et de personnalités culturelles belges. On peut notamment citer la tribune « Art Workers for Palestine Belgium », signée par plus cinq cents artistes et institutions culturelles bruxelloises, qui préconise le boycott culturel des artistes israéliens soutenus par l’État d’Israël, indépendamment de leurs opinions, sauf s’ils adoptent cette rhétorique antisioniste faisant d’Israël un régime raciste et colonial d’oppression. Cette logique s’inscrit dans une vision où le boycott ne concerne pas seulement les politiques israéliennes, mais l’ensemble du système israélien, et donc toute personne liée à Israël.

Cette radicalité ne surprend pas certains artistes juifs évoluant dans ce milieu. « Il existe dans le monde du théâtre francophone à Bruxelles une collusion entre plusieurs milieux », nous explique Jean Dupont, écrivain et artiste de théâtre français travaillant en Belgique depuis quatre ans, et ayant choisi aujourd’hui de se désengager de ce milieu, quitte à perdre ses contacts et son réseau patiemment tissé au fil des années, par choix personnel mais aussi à cause de l’antisémitisme ambiant. « Le monde militant, la gauche, ainsi que les milieux antiracistes, décoloniaux et queer sont en partie les mêmes milieux que ceux du théâtre. Non seulement les personnes de ces différentes sphères se rencontrent, mais, dans certains cas, elles sont les mêmes. »

« Je ne veux plus aller au théâtre depuis le 7-Octobre. Les keffieh, pastèques et drapeaux palestiniens sont montrés en permanence. Il m’est même arrivé de voir un drapeau Palestinien brandi fièrement par l’équipe au moment des applaudissements à la fin d’un spectacle au Rideau de Bruxelles, qui n’a rien à voir avec la Palestine.

Une haine qui se cache derrière des symboles palestiniens

En dépit des difficultés que cela suscite et des obstacles à surmonter, certains assument leur attachement à Israël et continuent d’explorer artistiquement des thématiques juives. Mais ils doivent en payer le prix. C’est le cas de Jean Dupont. « S’afficher en tant que sioniste, ce qui a été mon choix, aujourd’hui, dans ce milieu, équivaut à une mort professionnelle », explique-t-il. « Lorsque j’ai commencé à travailler sur un spectacle sur l’histoire juive, mes collaborateurs et collaboratrices ont été anonymisés afin que leur nom ne soit pas associé à ce projet. La difficulté, voire l’impossibilité de faire émerger un tel projet dans les conditions actuelles fait partie des raisons pour lesquelles nous l’avons mis en pause pour l’instant. Aussi, je craindrais personnellement pour ma sécurité si je devais porter un tel projet et le représenter sur scène aujourd’hui à Bruxelles. » Comme d’autres artistes juifs que nous avons rencontrés, il s’empresse d’ajouter qu’il ne s’oppose pas à la cause palestinienne qu’il juge juste : « Pour être très clair là-dessus, comme énormément de Juifs sionistes, je suis tout à fait solidaire du sort des Palestiniens et n’ai jamais estimé que l’autodétermination du peuple juif devait se faire au détriment de quiconque. » Face à un mur d’hostilité et de mauvaise foi, sa détermination a atteint ses limites. Jean a choisi de ne plus poursuivre sa voie dans le monde du théâtre : « Je ne veux plus aller au théâtre depuis le 7-Octobre. Les keffieh, pastèques et drapeaux palestiniens sont montrés en permanence. Il m’est même arrivé de voir un drapeau Palestinien brandi fièrement par l’équipe au moment des applaudissements à la fin d’un spectacle au Rideau de Bruxelles, qui n’a rien à voir avec la Palestine. Ces anecdotes sont quotidiennes. Ce qui me gêne dans l’abondance des symboles Palestiniens qui m’entoure réside dans ce qui se cache derrière. Dans ces milieux artistiques très engagés en faveur de la Palestine, Israël est le l’incarnation du Mal, du capitalisme, de la barbarie, du colonialisme, etc. En somme, de tout ce qui fait souffrir l’humanité. On n’hésite pas à comparer les Juifs d’Israël aux Français d’Algérie, par exemple. Je partage, comme je l’ai dit, une solidarité entière avec les souffrances des Palestiniens auxquels je souhaite la paix, la sécurité, la prospérité et la liberté, mais je sais reconnaître un soutien apporté aux Palestiniens de la haine du seul État juif au monde et de l’histoire moderne. Et c’est malheureusement cette haine qui se cache derrière nombre de ces symboles. »

En évoquant la haine, Jean Dupont ne se trompe pas. Des artistes juifs ont été confrontés à de véritables harcèlements haineux. Et comme nombre de leurs collègues non-juifs ressentent la pression de devoir choisir le bon camp, celui de la vertu antiraciste, et non pas celui des « sionistes génocidaires », il arrive souvent que les plus modérés ou les moins engagés préfèrent, par crainte de compromettre leur réputation et leur carrière, éviter de prendre la défense d’artistes juifs attaqués ou harcelés. À cet égard, le cas d’Érica illustre ce phénomène. Intermittente du spectacle à Bruxelles où elle officie comme DJ et compositrice de musique sous le pseudonyme La Dame, elle est résidente de la radio bruxelloise Kiosk Radio depuis janvier 2020. Cette radio possède une certaine notoriété, et le show mensuel qu’elle y anime lui permet de bénéficier de visibilité et de reconnaissance professionnelle, bien que ce soit un travail « bénévole ».

« Je suis sans voix par tes gestes, mots et ta connerie. (…) Tu es juste trop conne, je n’ai pas d’autres mots. C’est clair que je n’irai pas boire un verre avec toi pour ton livre. Forget it. Tu peux faire une croix sur moi. Je vais clairement en faire autant. »

Invitée en septembre 2024 à se produire à Tel-Aviv par un promoteur de soirées et de festivals, elle décide, après maintes hésitations, de poster de Tel-Aviv des stories sur son profil Instagram à propos de cette expérience. Il s’agit de messages pacifistes et de tolérance dans lesquels elle exprime son lien familial et affectif avec Israël, tout en rappelant sa condamnation de la politique du gouvernement Netanyahou. Elle explique surtout que lors de ces soirées musicales clandestines, elle a rencontré des artistes qui ne font pas la promotion de la guerre ni de la violence. C’est alors qu’elle reçoit le lendemain une quinzaine de messages haineux. Parmi les plus virulents qui retiennent le plus son attention, il y a ceux postés par une DJ également résidente de Kiosk radio. Voici un petit échantillon des amabilités que ses « amies » postent sur sa page Instagram : « Je suis sans voix par tes gestes, mots et ta connerie. (…) Tu es juste trop conne, je n’ai pas d’autres mots. C’est clair que je n’irai pas boire un verre avec toi pour ton livre. Forget it. Tu peux faire une croix sur moi. Je vais clairement en faire autant. » Une autre la tance en ces termes : « Tu ne vaux pas mieux que les artistes qui jouaient pour les Blancs dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. Tu es pleinement complice d’un génocide. L’histoire ne retiendra rien de bien de toi. J’ai honte de faire partie de la même radio que toi », avant de conclure par ces mots : « Ne publie surtout de post dans lequel tu te plains d’être harcelée. Tu as choisi d’être un instrument de propagande d’un régime génocidaire. Tu dois donc accepter d’en supporter les conséquences en rendant des comptes à des activistes pour ta complicité dans le blanchiment des atrocités israéliennes. Tu n’es pas une victime. »

Exclue d’une radio

Quelques jours plus tard, Érica décide d’informer un des directeurs de Kiosk radio. Admettant que d’autres DJ résidentes de la radio n’ont pas à lui parler de cette manière, il estime cependant qu’il est difficile pour leur radio de justifier la présence d’une de ses résidentes qui annonce se produire à Tel-Aviv sans prendre explicitement position contre Israël. S’ensuit une conversation téléphonique durant laquelle il dit à Érica qu’un Palestinien, vivant à Berlin et programmé la semaine suivante à la radio, a écrit à Kiosk Radio pour demander des explications à propos d’Érica. Il lui signifie alors que les autres directeurs de la radio veulent un post d’excuse ! Le climax de ce mauvais sketch est atteint lorsqu’un autre directeur lui signifie qu’elle est purement et simplement exclue de la radio. « Nous estimons que se produire à Tel-Aviv en ce moment et utiliser cette occasion de parole publique de la manière dont l’as faite, alors qu’Israël perpétue un massacre depuis douze mois à quelques kilomètres de là, relève pour nous, au mieux d’un cruel manque de sensibilité, et au pire d’une insulte à l’égard des dizaines de milliers de morts et victimes palestiniennes, et ne correspond pas aux valeurs et au code de conduite que nous véhiculons. (…) Bien que le collectif qui t’a invitée à te produire en Israël puisse avoir des opinions contre le gouvernement israélien, l’événement, le lieu et sa promotion ne semblent pas dénoncer ou exprimer activement de désaccord concernant la situation en Palestine. Pire, il se rapproche dangereusement d’un déni d’une réalité toute proche d’où cette soirée a eu lieu. ‘‘Célébrer la vie et la joie à Tel-Aviv’’ en ces temps de guerre nous semble inapproprié et offensant. (…) Considérant cela comme une violation de notre code de conduite, nous avons donc décidé d’interrompre ta résidence. »

Ces différents témoignages ne prétendent pas à l’exhaustivité, mais visent à apporter un éclairage sur une situation aussi préoccupante qu’injuste. Même si toute la scène artistique belge ne peut être réduite à ce climat délétère, ces témoignages bien réels soulèvent toutefois le paradoxe d’un certain milieu artistique prétendant être à la pointe du combat contre les discriminations et les rapports de domination tout en les reproduisant envers d’autres artistes, souvent précaires, peu connus et donc incapables de médiatiser facilement ce qu’ils subissent. C’est d’autant plus injuste que ces artistes juifs évoquent tous une douleur souvent minimisée, voire niée, alors qu’ils n’aspirent qu’à exprimer leur créativité en contribuant à la diversité des expressions culturelles.

Écrit par : Nicolas Zomersztajn
Rédacteur en chef
22 bis