En désaccord avec la majorité écrasante des Israéliens sur des dossiers vitaux pour l’avenir de l’état juif, Benjamin Netanyahou est engagé dans une lutte à mort pour sa survie politique.
Comment Benjamin Netanyahou peut-il assumer ses fonctions de Premier ministre dans un pays en guerre, engagé sur plusieurs fronts, tout en se présentant deux fois par semaine devant les juges au tribunal de district de Jérusalem dans son procès pour corruption, fraude et abus de confiance ? Et comment peut-il le faire tout en ayant subi une lourde opération dont les complications l’obligent parfois à prendre du repos ? Ces questions ne laissent pas de surprendre. La réponse est pourtant simple : Netanyahou gouverne, comme il le fait depuis seize ans, quasiment sans interruption, seul, envers et contre tout. Et contre tous, devrait-on ajouter, tant le Premier ministre gouverne aujourd’hui contre la majorité écrasante des Israéliens. « Netanyahou est un magicien politique », nous explique l’historien Ahron Bregman, professeur au département des Études de guerre du King’s College. « Il n’est pas mû par les sentiments. Toutes ses pensées sont tournées vers une seule chose : sa survie politique. Dans cet état d’esprit, on peut tout se permettre. » Y compris pactiser avec d’infréquentables alliés et gouverner seul contre l’opinion.
Sur trois dossiers cardinaux pour Israël, la position de Netanyahou se trouve en effet à l’exact opposé de ce que souhaitent les trois quarts du pays. À commencer par la poursuite du cessez-le-feu. Selon l’Israel Democracy Institute (IDI), 70 % des Israéliens soutiennent la poursuite de la trêve et le passage à la phase II des négociations devant permettre la libération des derniers otages, avant une ultime phase qui signera la fin des combats. L’adhésion est encore plus massive si l’on prend en compte l’électorat juif de gauche (96 %) et du centre (83 %), et reste majoritaire à droite (51 %). Or, Netanyahou temporise, repousse le vote en cabinet de Sécurité, fait ajouter de nouvelles conditions comme l’exil des dirigeants du Hamas. Il change la direction de l’équipe de négociations, évince David Barnea et Ronen Bar, les chefs du Mossad et du Shin Beth, pour les remplacer par son affidé Ron Dermer, un politicien froid, actuel ministre des Affaires stratégiques.
De nombreuses familles d’otages dénoncent une tentative de sabotage. Même celles du très à droite Forum Tikva, qui s’en remettaient jusqu’alors au gouvernement pour faire libérer leurs proches par la pression militaire, appellent désormais à engager la deuxième phase des négociations. Elle aurait pu s’ouvrir depuis longtemps, déplore un ancien négociateur, le général de brigade de réserve Oren Setter. L’entretien qu’il vient d’accorder à la chaîne N12 a provoqué la stupeur en Israël. « On a manqué deux occasions de signer un accord », révèle-t-il. « En mars et en juillet » 2024. Et d’affirmer : « Israël n’a pas fait tout ce qu’il pouvait pour ramener le plus vite possible » les otages. Face à un état incapable de libérer ses citoyens des griffes du Hamas après plus de 500 jours de captivité, la défiance du public est immense. Selon un sondage de l’université Reichman d’Herzliya, 77% des Israéliens ne croient pas que l’État engagera tous ses efforts pour les récupérer s’ils venaient à être kidnappés par un groupe terroriste.
Trump plus engagé envers les otages que Netanyahou
Heureusement, les Israéliens ne sont pas seuls à considérer que les otages devraient primer sur toute autre considération. Donald Trump le pense aussi. « Quelle ironie », nous fait remarquer Ahron Bregman, « le Premier ministre est en désaccord avec son opinion publique mais parvient néanmoins à se maintenir au pouvoir. Et celui qui est le plus en phase avec les Israéliens est un acteur externe ! » Trump s’est montré très ému par le sort des otages. Miriam Adelson, l’influente milliardaire israélo-américaine propriétaire du quotidien Israel Hayom, et sa plus grande donatrice avec Elon Musk, l’aurait convaincu de s’engager pour leur libération. Certes, le président américain est mû par ses propres intérêts et sans doute caresse-t-il le rêve d’un prix Nobel de la Paix. Son empressement à faire taire les armes avant même son arrivée à la Maison-Blanche aura en tout cas permis d’appliquer l’accord de cessez-le-feu élaboré par l’Administration Biden. De même, c’est sa stratégie du « madman » promettant « l’enfer sur terre » aux terroristes qui a fait accélérer les libérations. Sans compter la pression exercée sur le gouvernement israélien, qui pourrait être amené à négocier davantage pour satisfaire l’allié américain. Les anciens otages le reconnaissent eux-mêmes : plusieurs ont adressé un message de remerciements à Trump ; aucun n’a salué Netanyahou.
C’est la colère qui étreint les Israéliens en songeant au deuxième grand dossier sur lequel le Premier ministre agit contre la volonté générale : la conscription des ultra-orthodoxes. Les deux partis religieux alliés de Netanyahou conditionnent le vote du budget au maintien de l’exemption des étudiants de yeshivot, sachant que faute de budget au 31 mars, la Knesset sera dissoute, entraînant des élections anticipées (les prochaines sont prévues en octobre 2026). Or la coalition a peu de chance d’être reconduite selon les derniers sondages. Elle serait même sèchement battue en cas de candidature de Naftali Bennett, obtenant 51 sièges contre 64 pour l’opposition (et cinq pour le parti arabe). D’où la décision de Netanyahou de ménager les ultra-orthodoxes, quitte à s’opposer à 68 % des Israéliens, dont 60 % de ses électeurs du Likoud.
Au-delà de l’affront démocratique, Netanyahou met en danger la sécurité du pays, dénonce Yoav Gallant. Dans une interview choc a la chaîne N12, l’ancien ministre de la Défense vient de révéler avoir été évincé en novembre car il refusait de capituler sur ce dossier vital : au moment où laïques et sionistes religieux se sacrifient pour le pays, l’enrôlement des ultra-orthodoxes est selon lui « une nécessité militaire ». De même plaide-t-il pour une commission d’enquête d’Etat sur le 7-Octobre comme l’écrasante majorité de l’opinion. Une nouvelle charge dirigée contre Netanyahou.
Tous ceux qui étaient aux affaires au moment des massacres du 7 octobre ont reconnu leur responsabilité. Tous sont prêts à répondre devant une commission d’enquête. Tous, sauf Netanyahou. Ce féru d’Histoire n’a qu’une obsession : accabler les généraux pour les failles du 7-Octobreet se présenter en père la Victoire. Il a déjà précipité la démission du chef d’état-major Herzi Halevi et de Gallant. Les départs de Barnea et Bar devraient suivre, d’autant qu’ils lui permettront d’étouffer des enquêtes en cours concernant ses proches conseillers soupçonnés de fuites de renseignements sur Gaza et de liens avec le Qatar.
Crainte d’une commission d’enquête
Surtout, Netanyahou est pétrifié à l’idée de finir comme Golda Meir, poussée à la démission après les conclusions de la Commission Agranat sur la guerre de Kippour. Sa crainte d’une Commission d’enquête vient du fait qu’elle ne va pas se contenter de déterminer les responsabilités dans l’échec du 7-Octobre, ni d’examiner les erreurs dans la conduite de la guerre. C’est l’ensemble de la stratégie à l’égard du Hamas, qui lui a permis de prospérer pour mieux affaiblir l’Autorité palestinienne et enterrer la solution à deux États, qui doit être questionnée sur les dix dernières années. Netanyahou le sait. Et l’opinion aussi : selon une enquête de l’IDI parue en février, ils sont 66 % des Juifs israéliens à réclamer une Commission d’enquête d’état (90 % à gauche, 88 % au centre et 57 % à droite). Malgré la colère qui gronde, et un débat sans cesse repoussé, Netanyahou vient de renvoyer au mois de mai le dossier de la création d’une commission d’enquête, qu’il souhaite maintenir au niveau gouvernemental. Mais combien de temps peut-il tenir ? « À un moment donné, il y aura une commission de type Agranat », prédit Bregman, auteur d’Israel’s Wars (Routledge, 2016). « Il se pourrait même que Netanyahou y soit favorable. Après tout, il est désormais sous mandat d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité dans la bande de Gaza. Or seule une enquête menée en Israël par la plus haute cour de justice lui permettrait d’échapper au jugement de la Cour pénale internationale. »
En attendant, Netanyahou a trouvé la parade : repousser la fin de la guerre, au risque de laisser le Hamas se renforcer. C’est pour lui l’ultime moyen de rester au pouvoir sans avoir à rendre de comptes, ni sur les échecs d’hier ni sur les décisions actuelles prises au mépris de l’écrasante majorité de l’opinion. D’une certaine façon, il prolonge ainsi sa stratégie à l’égard du Hamas, fulminait le 21 février dans un message sur X le chef des démocrates Yaïr Golan, qui ne cesse d’ailleurs de monter dans les sondages : « Netanyahou ne mène pas cette guerre pour la sécurité d’Israël, mais pour sa survie politique. Tant que le Hamas contrôle Gaza, Netanyahou contrôle Israël. »