Ben Gourion et Sharon en rêvaient, Netanyahou le dit être à portée de mains : avec l’affaiblissement de l’Iran et de ses proxys ressurgit le vieux fantasme israélien d’un Moyen-Orient remodelé.
Qui se souvient, il y a un an et demi, du discours de Benjamin Netanyahou à la tribune de l’ONU prophétisant pour la énième fois l’avènement d’un « nouveau Moyen-Orient » ? Tout comme Moïse annonçant au peuple d’Israël que son avenir dépendait du choix entre « la bénédiction » et « la malédiction », il avait prédit une ère de prospérité avec la « bénédiction d’une paix historique ». Les Palestiniens « abandonneront le fantasme qui consiste à vouloir détruire Israël », assurait-il, et un « corridor visionnaire » reliera les pays du Golfe à l’Europe, en passant par Israël, grâce à l’élargissement des accords d’Abraham à l’Arabie saoudite, présenté comme imminent. « La paix entre Israël et l’Arabie saoudite va véritablement façonner le Moyen-Orient », se réjouissait Netanyahou. Deux semaines plus tard, le Hamas déclenchait la guerre avec ses massacres sanglants, rejoint par le Hezbollah, faisant plonger Israël et bientôt toute la région dans le chaos.
Il en a fallu du temps aux Israéliens pour relever la tête ! Mais passé le choc de l’attaque surprise, Tsahal a accompli l’impensable : vaincre la branche armée du Hamas, dont il a éliminé les chefs, neutralisé la plupart des unités combattantes et détruit la majorité de l’arsenal militaire et de nombreux tunnels. Agissant sur plusieurs fronts face à l’Iran et ses proxys, Tsahal a ensuite défait le Hezbollah dans une série d’opérations spectaculaires, à commencer par l’attaque des bipeurs, l’élimination d’Hassan Nasrallah puis une incursion terrestre qui a mené ses soldats au-delà du Litani. Affaiblie, la milice chiite assistait impuissante début décembre à la chute du régime d’Assad en Syrie. Sans cette double défaite cuisante du Hezbollah, le Liban n’aurait pu mettre fin au blocage politique et se doter d’un président, annonciateur disent certains d’une « troisième indépendance » du pays.
Si bien que lorsque Netanyahou a donné une conférence de presse à la télévision israélienne le 10 décembre dernier, il a assuré que la chute du régime syrien était « le résultat direct des coups sévères (…) portés au Hamas, au Hezbollah et à l’Iran ». Et de relancer son projet d’élargissement des accords d’Abraham avec Donald Trump pour « ainsi changer encore davantage radicalement la région ».
Netanyahou plus proche d’un David Ben Gourion
Il n’est pas le premier à caresser le rêve d’un « nouveau Moyen-Orient ». Avant lui, Shimon Peres imaginait déjà une région rendue prospère grâce aux accords de paix, mais dans sa vision, cela passait par les accords d’Oslo. En revanche, Netanyahou s’appuie sur les accords signés en 2020 avec les Émirats Arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc, qu’il perçoit comme une alliance stratégique contre l’Iran, pour éviter précisément d’avoir à régler la question palestinienne. Étonnamment, Netanyahou est en réalité plus proche d’un David Ben Gourion rêvant de redessiner les frontières du Moyen-Orient. Ce dernier n’a cessé de militer en faveur d’opérations secrètes censées faciliter la création d’un État chrétien au Liban qui reconnaîtrait l’État juif. Son chef de la diplomatie, le modéré Moshé Sharett, s’y est toujours opposé. Au moment d’entrer en guerre contre l’Égypte de Nasser en 1956, Ben Gourion dévoila son grand projet : « Chasser Nasser, partager la Jordanie et sa partie orientale avec l’Irak afin de faire la paix avec Israël et de permettre ainsi aux réfugiés [palestiniens] de s’y installer avec l’aide de l’argent américain. Les frontières du Liban seront réduites et il deviendra un État chrétien. » Cette fois, c’est Moshe Dayan qui freina son enthousiasme. Ses successeurs travaillistes devaient abandonner tout plan aventureux, même après les conquêtes de 1967.
Avec l’arrivée au pouvoir de Menahem Begin en 1977, et surtout la nomination d’Ariel Sharon à la Défense en 1982, l’idée de remodeler la région refit surface. L’appel à l’aide des Maronites pendant la guerre civile libanaise en offrait l’opportunité, selon Sharon, qui imagina une intervention comme prélude à une reconfiguration totale du Moyen-Orient : avec un Liban chrétien allié d’Israël, les Palestiniens vaincus afflueraient vers la Jordanie, bousculant ses équilibres, ce qui ferait tomber la monarchie hachémite. Israël pourrait alors consolider sa présence en Cisjordanie et la Jordanie devenir l’État palestinien tel que prévu par le plan de partage de 1947. L’invasion du Liban se révélera un fiasco, réduisant pour longtemps les activistes au silence. Un nouveau « nouveau Moyen-Orient » devait émerger avec le concept de « Grand Moyen-Orient » des néoconservateurs américains autour de George W. Bush, persuadés que la chute de Saddam Hussein en 2003 allait impulser un « remodelage démocratique » de la région
La tentation de l’occupation
Netanyahou emprunte à la fois aux néoconservateurs leur rhétorique contre « l’axe du Mal », incarné par l’Iran et ses alliés, et aux activistes leur fol espoir de changer l’équilibre régional pour y renforcer Israël et consolider la colonisation en Cisjordanie. Lui-même n’est pas ouvertement activiste ; pour preuve, on ne lui connaît aucune stratégie d’après-guerre pour Gaza. À la différence de ses alliés messianiques, Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, qui militent pour l’annexion de Gaza et du sud du Liban. Tous deux ont participé cet été à un meeting pour le retour des colonies à Gaza, en présence de douze ministres, dont la moitié du Likoud, et de députés de la majorité. Saluant la victoire de Trump, Smotrich veut croire que 2025 sera « l’année de l’annexion de la Judée-Samarie », oubliant que seuls 24 % des Israéliens y sont favorables et que toute annexion mettrait en péril un accord de normalisation avec l’Arabie saoudite. Mais allant plus loin, cet adepte du « Grand Israël » biblique du Nil à l’Euphrate ne craint pas d’affirmer, dans un documentaire diffusé il y a peu sur Arte, que « l’avenir d’Israël est de s’étendre jusqu’à Damas ».
Pas activiste, mais certainement opportuniste, Netanyahou entend profiter de la guerre pour fortifier, voire remodeler les frontières d’Israël. À commencer par Gaza, dont le Nord est détruit et dépeuplé, et où Israël a déjà annoncé son intention d’installer une vaste zone tampon afin d’éviter un nouveau 7 octobre. Dans le sud du Liban, Netanyahou a déclaré fin janvier que le retrait israélien dépendait du redéploiement de l’armée libanaise, et que Tsahal ne pouvait retirer ses troupes dans les 60 jours impartis par l’accord de cessez-le-feu. Cependant, chaque acteur ayant intérêt à la prolongation de la trêve, voulue personnellement par Trump, on peut espérer qu’elle soit respectée et débouche même sur une négociation concernant la frontière terrestre. Après tout, le Liban et Israël n’ont pas de contentieux géographique (hormis la zone des fermes de Chebaa). Quand il s’est agi de faire primer leurs intérêts économiques, ils sont même parvenus il y a deux ans à un accord historique pour délimiter leur frontière maritime. Par ailleurs, le nouveau président Joseph Aoun, un maronite comme le veut la constitution, a fait un appel remarqué dans son discours d’investiture au « droit au retour » des Palestiniens, tout en appuyant la solution des deux États, ce qui est déjà en soi une reconnaissance de l’État d’Israël.
À la frontière avec la Syrie, Israël a discrètement avancé ses pions. Il a d’abord lancé un blitzkrieg pour détruire l’armée syrienne. « En deux jours de campagne, nous avons éliminé une menace qui pesait sur Israël depuis 50 ans », s’est félicité un officier israélien sur le site Ynet. Netanyahou a tenu à rappeler combien le « plateau du Golan fera toujours partie intégrante de l’État d’Israël » au moment où le nouvel homme fort de Damas, l’islamiste Ahmed al-Charaa, de son nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani (« du Golan ») prenait le pouvoir. Puis Tsahal s’est emparé de la zone tampon sur le Golan et du côté syrien du mont Hermon ; une occupation officiellement « limitée et temporaire ». Aucune réponse n’a été donnée aux douze localités druzes qui ont demandé à être placées sous la souveraineté d’Israël afin de bénéficier de sa protection. Leur annexion déplacerait la frontière israélienne à seulement 25 km de Damas.
L’Iran dans le viseur
Fait majeur, en détruisant la quasi-totalité de la défense anti-aérienne syrienne, Tsahal s’est ouvert un axe aérien contre la principale menace régionale : l’Iran. Reste à savoir si Israël va s’embarquer dans une aventure militaire et détruire les installations nucléaires iraniennes ou opter pour la voie diplomatique avec un nouveau bloc de sanctions américaines et une renégociation de l’accord nucléaire de 2015. Beaucoup en Israël espèrent toujours un changement de régime. Maintenant que Téhéran est plus isolé que jamais « il est temps pour le peuple iranien de renverser le régime et d’ouvrir une nouvelle voie vers un État libre, démocratique et unifié », écrit un expert dans le Jerusalem Post.
Après quinze mois d’une guerre brutale déclenchée par le Hamas, l’Iran et ses proxys, ceux-ci sont en train d’émerger comme les grands vaincus, ainsi que la Russie, appelée à cesser l’exploitation commerciale du port syrien de Tartous, pour se repositionner vers l’Afrique, en particulier la Libye et le Soudan. Le Moyen-Orient n’est pas stabilisé pour autant. L’axe iranien reste présent, notamment via le Qatar. Et l’affaiblissement du régime des Mollahs profite à la Turquie d’Erdogan et aux Frères musulmans, lesquels cherchent à déstabiliser la Jordanie. « L’axe du Mal n’a toujours pas disparu », a reconnu Netanyahou, se reprenant aussitôt : « Mais comme je l’ai promis, nous transformerons la face du Moyen-Orient. » À condition que lui et ses alliés messianiques ne jouent pas les apprentis sorciers.