Tout est hors-norme dans la guerre de douze jours qui a opposé Israël et l’Iran du 13 au 24 juin. La campagne aérienne d’abord, planifiée et exécutée avec une maestria époustouflante. Disposer d’une banque de données systématiquement constituée grâce notamment à un réseau serré d’agents opérant sur place ; s’assurer ainsi en quelques heures de la maîtrise du ciel d’un pays vaste dont le cœur est situé à 1.500 kilomètres de ses bases ; frapper avec une précision chirurgicale, sans perdre un seul appareil et en faisant un minimum de dégâts collatéraux, les cibles humaines et matérielles que l’on souhaitait éliminer – voilà qui tient de l’exploit historique.
Hors-norme aussi fut l’engagement américain. En bombardant le site de Fordo au tout dernier moment de l’opération dite Am keLavi (« Lion se levant », Nombres 23 : 24), les Américains se sont associés pour la première fois activement aux côtés d’Israël dans un affrontement militaire.
Hors-norme, enfin, fut la manière dont l’affaire s’est (provisoirement ?) conclue. Généralement, les belligérants actent la fin des hostilités au moyen d’un document signé, négocié directement entre eux ou par l’entremise d’un tiers. Rien de tel ici. Le cessez-le-feu a été décrété, unilatéralement et souverainement, par Trump seul. Le suzerain a aboyé, le vassal, tout victorieux qu’il fût, s’est incliné, et son ennemi, méchamment amoché, n’a pas demandé son reste. Tentons de résumer cette affaire par le prisme des principaux protagonistes.
Netanyahou. L’Iran, c’est son obsession, la menace existentielle dont il fallait absolument débarrasser Israël. Au début des années 2010, il avait investi énormément d’argent en préparation d’une frappe militaire. Il était soutenu par Ehud Barak, son ministre de la Défense de l’époque, mais ses chefs militaires et des services avaient alors opposé leur veto.
Il y eut ensuite le choix américain de la diplomatie. Un accord a été signé en 2015, lequel, selon les chefs militaires israéliens, n’était pas idéal, mais ce qu’on pouvait faire de mieux à ce moment-là. Mais lui n’était pas de cet avis. Il fit tout ce qu’il put pour faire capoter l’accord de Vienne, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), en profitant de l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche pour lui mettre un coup fatal. En effet, en 2018, les États-Unis ont dénoncé le JCPoA, ce qui a permis aux Iraniens de s’en affranchir, et, au mépris de leurs engagements, de se rapprocher rapidement du seuil nucléaire. Nous avons aujourd’hui la confirmation par l’Agence internationale de l’Énergie atomique (AIEA) que l’Iran disposait de plus de 400 kg d’uranium enrichi à 60%. De là à l’enrichissement à 90% nécessaire à la fabrication d’engins nucléaires, il n’y avait qu’un pas. Mais le nucléaire n’est pas tout. Le programme balistique iranien était presque aussi grave, voire plus urgent. Le régime, privé de ses défenses internes et, surtout, externes, s’est lancé dans un programme massif de fabrication de missiles qui devait aboutir à un arsenal de milliers d’engins en l’espace de deux à trois ans. On estime qu’il disposait de deux milles missiles balistiques et de croisière avant le déclenchement de l’opération en cours. Avec cinq ou dix fois autant, la défense israélienne, déjà fortement éprouvée, eût été totalement saturée. Netanyahou a estimé, à raison, qu’on ne pouvait plus temporiser.
Le moment était propice. L’« axe de la Résistance » était moribond. Le Hezbollah a été mis à genoux — or, le Hezbollah a été créé précisément pour servir de bouclier au nucléaire iranien. Dans la foulée a eu lieu l’effondrement du régime syrien, le pont terrestre entre l’Iran et le Liban. Enfin, le Hamas a été décimé. En fin de compte, du « cercle de feu » théorisé par les Iraniens, il ne reste plus guère que les Houthis et les milices irakiennes. Quant à l’Iran lui-même, les coups qu’Israël lui a portés en avril et en octobre 2024, notamment en démolissant ses défenses aériennes, l’ont laissé vulnérable face à l’aviation de Tsahal. Le pari de Netanyahou, pour risqué qu’il fût, était gagnable. Et il l’a gagné.
Khamenei. Lui a eu tout faux. Le régime a dépensé des centaines de milliards de dollars pour ériger une forteresse qui s’est avérée un château de cartes. Au moment de l’épreuve suprême, il s’est trouvé désespérément seul. Ses supplétifs sont restés l’arme à pied. Les pays sunnites ont protesté pour la forme – le nouveau régime syrien ne s’est même pas donné cette peine – tout en se réjouissant in petto de son malheur et en encourageant les Israéliens à finir le travail. Et le moins qu’on puisse dire est que ses grands amis russe et chinois n’ont rien fait pour le secourir.
Trump. Il existe en théorie des relations internationales une sorte de doctrine dite « stratégie du fou ». Concernant Trump, dont l’aptitude à théoriser est sujette à caution, je préfère parler de stratégie de la petite brute de quartier, ce qui revient au même : il s’agit de faire croire à l’adversaire qu’il a en face de lui un cinglé capable de tout, et que, par conséquent, il a intérêt à composer avec lui. Cela peut marcher parfois. En l’occurrence, Trump, qui a fait de l’imprévisibilité, des sautes d’humeur et de l’incohérence, le tout au service de la mise en scène permanente de lui-même, les marqueurs de sa politique et de sa diplomatie, a décidé de se joindre au dernier moment à l’opération israélienne afin d’en prendre la lumière (« Nous nous sommes assurés de la maîtrise du ciel iranien », a-t-il osé), puis lui a mis brutalement fin lorsqu’il a estimé qu’il en avait tiré tous les avantages sans risquer de s’aliéner sa base MAGA. La méthode a ses limites, comme on l’a vu avec Kim Jong-un, Poutine, ou même les Européens. Si elle a fonctionné ici, c’est parce que les belligérants étaient prêts à arrêter les frais, Israël pour avoir peu ou prou épuisé les objectifs de l’opération, les Iraniens parce que le régime vacillait sur ses bases.
Où va-t-on d’ici ? À vrai dire, on n’en sait rien. Seuls les Iraniens savent si les frappes israélo-américaines ont annihilé leur programme nucléaire ou l’ont simplement retardé, et, dans ce cas, de combien de temps. En effet, on ignore le sort des quintaux d’uranium enrichi que les Iraniens ont peut-être mis à l’abri dès avant l’opération. Si tel est le cas, il faut s’attendre au renouvellement accéléré de leur programme, cette fois avec comme objectif la bombe, et vite. L’Iran est un animal blessé, et, on le sait, rien n’est plus dangereux qu’un animal blessé. La solution idéale serait la chute des ayatollahs, qui seule garantirait l’abandon de l’option nucléaire. À condition, bien sûr, qu’ils soient remplacés par un régime raisonnable. Mais cela n’est du ressort que des Iraniens eux-mêmes. Si le régime se survit, la moins mauvaise solution serait un accord américano-iranien, plus contraignant que le feu JCPoA. Nous serons, je crois, assez rapidement fixés.
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Pendant ce temps, la tuerie insensée de Gaza se poursuit sas relâche. Il y a toujours cinquante otages, dont vingt-trois vivants. Depuis la violation par Israël du cessez-le-feu avec le Hamas, en mars dernier, aucun otage vivant n’a été sauvé, mais vingt-huit soldats sont morts dans la bande de Gaza. Mais pourquoi l’armée capable de défaire en douze jours un pays comme l’Iran, en est à ânonner après bientôt deux ans des promesses de « victoire » contre les restes minables d’une organisation terroriste qui se terrent dans un mouchoir de poche ? Parce qu’en Iran elle disposait d’une feuille de route précise et réaliste, tandis qu’à Gaza il lui faut satisfaire les rêves millénaristes des fous de Dieu du gouvernement Netanyahou. Là-bas, elle a servi des objectifs politiques, ici, elle est au service d’objectifs politiciens.
Le Forum des familles des otages supplie Trump de saisir l’occasion du cessez-le-feu israélo-iranien pour libérer leurs proches. Et il est vrai qu’il est le seul à pouvoir l’imposer à Netanyahou. Quand ce dernier a envoyé l’aviation pour punir les Iraniens d’avoir violé la trêve qui venait d’être proclamée, l’Américain lui a intimé l’ordre d’annuler l’opération, non sans l’assortir d’une grossière humiliation publique. Le Premier ministre a obtempéré, et les appareils, qui se trouvaient déjà au-dessus de Téhéran, ont dû faire demi-tour. La stratégie du fou, quoi. Pourvu qu’il y ait recours une fois encore, à Gaza.







