Albert Camus a affirmé dans Le mythe de Sisyphe que « le seul problème philosophique vraiment sérieux » était le suicide. Je veux bien que prendre sa propre vie soit un grave problème philosophique. Mais braver l’interdit de pendre la vie d’autrui me paraît au moins aussi « sérieux ». Non pas la vie d’un ennemi intime qui nous a fait du mal, mais celle d’un quidam qui ne nous a rien fait personnellement, et dont le seul péché est d’appartenir au collectif qui n’est pas le nôtre. C’est poser la question de la « guerre juste ».
Tel fut le thème du sixième colloque des Rendez-vous d’Histoire de Bastogne, que Regards a eu la gentillesse d’annoncer dans sa dernière livraison. Au moment où je l’ai proposé, la guerre de Gaza entrait dans son septième mois. Elle en est à son dix-neuvième, et l’on n’en voit toujours pas la fin. Cette rencontre, à laquelle la titulature et le format convenu d’un colloque d’intellectuels ont conféré un caractère nécessairement objectif, désincarné, est donc née d’un tourment personnel, d’une interrogation intime qui charriait son lot de souffrance et de désespoir : ce que nous, Israéliens, étions en train de faire à Gaza relevait-il d’une « guerre juste » ? La question, me semble-t-il, n’est pas un exercice gratuit de casuistique. Elle touche aux ressorts moraux de la nation israélienne, à l’image qu’elle a d’elle-même et qu’elle projette à l’extérieur, à sa cohésion sociale, à la manière dont elle intègrera cette terrible séquence dans le récit national à venir.
À la question de savoir ce qui justifie la guerre, certains ont apporté, et apportent toujours, une réponse apparemment simple : Rien. La violence guerrière n’est jamais justifiée, car la guerre, c’est le mal absolu. Cela s’appelle le pacifisme, dont feu le pape François fut un éminent représentant. D’autres, la plupart, ont estimé, et estiment toujours, que cette réponse n’en est pas une, car elle revient à ignorer la complexité des relations entre les nations, l’existence du mal dans le monde ici-bas, la nature humaine. Ceux-là admettent l’inéluctabilité de la guerre – il fallait bien arrêter Hitler ! –, mais cherchent à la civiliser autant que faire se peut en lui imposant un cadre éthique et juridique. D’où la nécessité de définir la « guerre juste ». Ce n’est pas une affaire de spéculation philosophique, comme l’existence de l’âme, la nature d’une vie bonne – ou le suicide. C’est une question de vie ou de mort pour des multitudes d’individus.
On comprend que la notion de « guerre juste » fût débattue depuis l’Antiquité. Philosophes, théologiens et jurisconsultes ont tenté de définir les conditions dans lesquels il était licite de prendre les armes. La guerre sera juste si elle permet d’amener la paix (Augustin, IVe siècle), si elle fait triompher le bien commun (Thomas d’Aquin, XIIIe siècle), si elle permet d’éviter un plus grand mal (Francisco de Vitoria, XVIe siècle), si elle est défensive (Hugo Grotius, fondateur au XVIIe siècle du droit international public). Notre temps ayant inventé des formes inédites de meurtres de masse, il lui appartenait d’inventer aussi un corpus novateur de droit humanitaire, ainsi que de mettre sur pied des juridictions internationales pour le faire respecter. Le procès de Nuremberg a été à cet égard un moment fondateur. Puis, dans les années 80, fut inventé le « droit d’ingérence », théorisé par Bernard Kouchner et le juriste Mario Bettati. Enfin, l’évolution du droit international humanitaire a débouché en 2002 sur la mise sur pied d’une justice pénale internationale.
Ainsi, au fil du temps, un corpus de règles s’est constitué, autour de deux questions essentielles : Quand a-t-on le droit de recourir à la guerre ? Et qu’est-il permis de faire pendant la guerre ? La première définit le « droit à la guerre » (jus ad bellum), la seconde, le « droit dans la guerre » (jus in bello). Le « droit à la guerre » sera respecté si la cause est moralement justifiée, autrement dit s’il s’agit de réparer une injustice, comme se défendre contre une agression ; si l’intention est « droite », c’est-à-dire la protection du bien commun plutôt que les intérêts du chef ; si l’autorité qui déclare la guerre est légitime ; si la guerre est la solution d’ultime recours ; si elle respecte le principe de proportionnalité, qui veut que le mal qui en résultera ne dépasse pas le bien qu’on en attend ; qu’on ait une chance raisonnable de gagner, afin que les souffrances que la guerre provoque ne soient pas en vain ; et que le but ultime de la guerre soit le rétablissement de la paix. Le « droit dans la guerre », lui, implique l’obéissance aux lois de la guerre ; la distinction entre combattants et non-combattants ; la proportionnalité entre les moyens mis en œuvre et l’objectif militaire que l’on veut atteindre ; et le respect des conventions internationales sur les prisonniers de guerre. Le grand penseur contemporain de la guerre juste, l’Américain Michael Walzer, l’a définie d’une phrase dans son ouvrage classique Guerres justes et injustes, publié en 1977 : « Les guerres justes sont des guerres limitées, menées conformément à un ensemble de règles destinées à éliminer, autant qu’il se peut, l’usage de la violence et de la contrainte à l’encontre des populations non combattantes ».
On peut avancer sans grand risque de se tromper qu’aucun pays en guerre, aussi juste fût sa cause, n’a respecté la totalité des articles de loi que je viens d’énumérer. Le problème est qu’Israël a fini par les violer tous, sauf le premier. Oui, la cause d’Israël était moralement juste, puisqu’il réagissait à une agression innommable. Mais ce qui a commencé par une guerre juste, et reconnue comme telle par le gros de la communauté internationale, a muté rapidement en une tuerie insensée dont tout objectif rationnel, et toute humanité, sont manifestement absents. Faites le macabre exercice, mettez ce que nous faisons et ce que nous disons en regard de chacun des impératifs du « droit à la guerre » et du « droit dans la guerre » recensés ci-dessus, et vous verrez. Israël a sombré dans la barbarie.
Je n’ai ni la place, ni, surtout, le goût de recenser les horreurs que profèrent à jet continu ministres et députés de la coalition au pouvoir et leurs laquais dans la presse. Pas plus que les faits et gestes des colons pogromistes de « Judée-Samarie », comme ceux de « l’armée la plus morale au monde ». Qu’il me suffise de constater que les uns et les autres semblent déterminés à justifier les pires accusations de nos ennemis et à décourager ce qui nous reste d’amis. À faire de mon pays un paria parmi les nations.
Il sera toujours temps de revenir à la géopolitique, à la politique et à la stratégie. Pour l’heure, au sortir d’un colloque où des gens de bonne compagnie ont traité sobrement de la « guerre juste », je veux partager avec les lecteurs de Regards l’effroi et le dégoût qui m’étreignent. Le dégoût face au saccage par une bande de forcenés de l’une des plus belles aventures collectives des temps modernes. D’effroi d’avoir à m’avouer, moi, Juif sioniste, honteux de mon pays.