L’union sacrée passée, revient le temps des divisions en Israël, qui touchent au cœur du message sioniste et de l’identité juive.
À partir de quel moment les Israéliens sont-ils passés du slogan fédérateur « Ensemble, nous vaincrons », martelé en tout lieu, jour et nuit, à cette guerre de tranchées politique qui divise tant la société aujourd’hui ? D’un côté le gouvernement Netanyahou avec son quarteron de fidèles, ne représentant plus qu’un quart de l’opinion sur des sujets fondamentaux comme la poursuite de la guerre, la conscription des ultra-orthodoxes ou la création d’une commission d’enquête d’état sur le 7 octobre. De l’autre une opposition vent debout, même si elle est épuisée par des mois de contestation et désunie politiquement.
Après le choc du 7 octobre, les Israéliens s’étaient instinctivement réunis sous le drapeau. « Il était clair qu’il y avait une unité et un destin partagé au sein du peuple d’Israël. Cela se reflète dans la mobilisation militaire et civile », nous explique Eyal Gur, un communiquant et ancien attaché parlementaire, fondateur des « Gardiens de la Maison commune », un mouvement créé en janvier 2023 au moment de la réforme judiciaire pour rassembler autour des valeurs de démocratie, d’égalité et de justice. S’il insiste tant sur le rôle de la société civile, c’est qu’elle a littéralement pris la situation en mains en palliant un gouvernement défaillant. Soutien aux victimes, aux déplacés, aux réservistes : c’est elle qui a permis à Israël de se relever. « A Jérusalem, les “ Gardiens de la Maison Commune ” ont créé un groupe de travail conjoint avec d’autres organisations de différents bords politiques ; et cela a fonctionné à merveille », dit Gur. « Mais dès que les membres du gouvernement ont commencé à faire de la politique politicienne, et les extrémistes à attiser la crise, les désaccords ont refait surface dans l’opinion. » Aujourd’hui son groupe est à l’initiative de manifestations avec des familles d’otages pour faire pression sur Netanyahou.
Tragique dilemme
La crise que traverse la société israélienne ne surprend pas le rabbin Daniel Epstein, essayiste et enseignant à l’Institut Matan. « Les slogans sur l’union sacrée du début de la guerre n’étaient que des pansements sur une blessure. Israël a toujours été extrêmement clivé, entre laïques et religieux, sionistes religieux et ultra-orthodoxes, etc. Quand la guerre est devenue routinière, sans but précis, les fractures ont réapparu. » Au cœur de cette crise se pose le dilemme tragique entre les deux objectifs déclarés de la guerre à Gaza : libérer les otages et renverser le Hamas. Lequel est le plus important ? La question a été posée par l’Israel Democracy Institute une première fois en janvier 2024, puis en septembre 2024, et de nouveau en mars 2025. Une tendance nette se dégage : la part des Israéliens qui considèrent la libération des otages comme prioritaire a augmenté, passant d’environ la moitié en janvier 2024 à plus de deux tiers aujourd’hui. La bascule s’est faite au rythme de l’échec des négociations sur Gaza, à mesure que Netanyahou durcissait le ton. Il a surtout masqué son absence de stratégie par des slogans creux comme la « victoire totale » dont même Tsahal dit que, si elle a été obtenue sur la branche militaire du Hamas, elle ne peut l’être sur son idéologie. De sorte que pour 53% des Israéliens, selon un sondage de la chaîne 13, la seule raison pour laquelle Netanyahou poursuit les combats est sa survie politique.
Crise dans le judaïsme
La crise transcende le traditionnel clivage gauche-droite. Pour preuve, la plus célèbre opposante à Netanyahou est Einav Zangauker, une ancienne électrice du Likoud [voir encadré] et son rival le plus sérieux, Naftali Bennett, son ancien directeur de cabinet, figure du sionisme religieux. Elle ne met pas non plus en scène d’un côté « Bibi » et ses sbires et de l’autre les « gauchistes de Kaplan », du nom de la rue de Tel-Aviv où se retrouvent les manifestants. La réalité est moins binaire, analyse Eyal Gur. « Nous assistons à une lutte fondamentale entre conservatisme et libéralisme, au sens d’humanisme. L’opposition, qui court du centre à la gauche, a une vision complexe associant la victoire militaire et des objectifs sécuritaires à des appels à l’humanisme et à la fin de la guerre pour libérer les otages. » Quel est désormais le but de cette guerre ? Pourquoi y sacrifier des soldats ? Et pourquoi toujours sacrifier les mêmes quand les ultra-orthodoxes se refusent obstinément à partager le fardeau militaire ? Telles sont les questions soulevées par l’opposition, qui conduisent à une défiance toujours plus grande à l’égard du gouvernement. Celui-ci en a bien conscience : la dernière offensive à Gaza est menée par des conscrits, Tsahal redoutant des défections parmi les réservistes.
Au cœur des débats se trouve l’idée que les Israéliens se font de l’État juif. Un État refuge où chacun devrait assumer le fardeau de la défense. Un Etat moral qui protège les siens et n’abandonne aucune vie. « Entre l’opposition et le gouvernement, il y a une rupture de confiance, une rupture sociale et une rupture des cœurs », déplore Eyal Gur, en évoquant le refus du recrutement ultra-orthodoxe et le sort des otages. Lui qui porte la kippa ne comprend pas comment des religieux peuvent rester sourds à la demande juive de se lever et de sauver des vies car « quiconque sauve une âme d’Israël sauve le monde entier ». Le chef des Démocrates Yaïr Golan a posé plus lourdement encore cette question morale en accusant le gouvernement d’envoyer des soldats faire « la guerre à des civils » à Gaza et ayant pour « hobby de tuer des bébés ». Des propos aussitôt corrigés en expliquant que les soldats de Tsahal étaient des « héros » aux mains d’une clique corrompue. Trop tard, la polémique a été reprise pour délégitimer l’opposition et remettre de l’huile sur le feu.
« Face au feu, aux douleurs d’un peuple qui a connu le 7 octobre l’un des pires massacres de son histoire, on appelle les pompiers. Mais Israël s’en remet à des pyromanes », fulmine le rabbin Epstein. Le ministre des Finances Smotrich a ainsi affirmé : « Il faut dire la vérité : ramener les otages n’est pas le but le plus important », soulevant un flot de condamnations, mêlant dégoût et honte. « Gaza sera totalement détruite, sa population déplacée » a-t-il encore déclaré, ce qui vaut à Israël d’être accusé d’épuration ethnique et mis au ban des nations. Des propos qui révoltent le rabbin Epstein. Pour ce spécialiste de Lévinas, Smotrich et les ministres kahanistes ne dévoient pas le judaïsme. C’est pire : « ils représentent leur judaïsme à eux, qui est une aberration pour moi. C’est une tendance extrémiste qui existe dans les autres religions. Elle existait dans le judaïsme avant la création de l’État avec peu de conséquence en diaspora. Cette tendance a été bannie en Israël, exclue de la Knesset, jusqu’à ce que Netanyahou intègre ses représentants dans sa coalition, leur donne du pouvoir et légitime leur discours dans la sphère publique. Ce n’est pas une mutation du judaïsme, c’est une manipulation politique, un passage à l’acte. »
Panser les plaies
Ce constat établi, reste une impasse démocratique. Le problème est non seulement que l’opinion minoritaire est au pouvoir, mais elle est indéboulonnable avant les élections d’octobre 2026. En attendant, l’exécutif monopolise tous les pouvoirs et les opinions se radicalisent. L’ancien président de la Cour suprême Aharon Barak s’en est ému fin mars : « Ce clivage ne fait que s’aggraver, ce qui me fait craindre que cela se termine comme un train qui sort des rails et tombe dans le vide, en guerre civile ». Le salut passera par des élections et surtout une restauration de la confiance, pour Eyal Gur : « Confiance dans la démocratie, dans l’économie, dans le droit, dans l’éducation. Et surtout, la confiance entre les citoyens. Même si nous ne sommes pas d’accord sur tout, nous savons que nous avons un seul État et une seule terre où vivre. » Israël doit aussi écouter les voix de diaspora, ajoute Epstein. « J’ai ressenti une grande solitude quand je combattais la réforme judiciaire. Les voix de diaspora ont raison de critiquer la politique détestable menée actuellement par le gouvernement israélien. C’est contraire à notre tradition, le judaïsme est incompatible avec des régimes autoritaires. »
Einav Zangauker, héroïne d’Israël
Avec sa silhouette menue, ses longs cheveux noirs et les yeux cernés de quelqu’un qui a trop pleuré, on pourrait voir en elle une figure douloureuse et accablée. Tout au contraire, Einav Zangauker, 46 ans, la mère de Matan Zangauker, enlevé dans son kibboutz de Nir Oz le 7 octobre 2023, incarne avec rage et détermination la lutte pour la libération des otages. Rebelle, revêche et sans filtre, celle qui ne sourit jamais est en révolte contre le gouvernement et son Premier ministre. Sa parole porte d’autant plus que cette ingérable contestataire est une ancienne supportrice du Likoud. Une mère courage d’origine modeste qui a élevée seule Matan et ses deux sœurs dans une petite ville du sud d’Israël et correspond en tous points à l’électeur populaire de Netanyahou. Elle est devenue aujourd’hui son pire cauchemar.

Einav Zangauker est de toutes les manifestations, dans la rue comme dans l’enceinte de la Knesset, dont elle a parfois dû forcer la porte, implacable contre le gouvernement qui a abandonné son fils. Et lucide aussi. À la question de savoir ce qu’elle ferait aujourd’hui si Matan n’avait pas été enlevé, elle a répondu qu’elle serait en train de soutenir Netanyahou. Elle a été formatée comme cela, dit-elle, le Likoud est « une secte ».
Portant haut les valeurs morales, appelant à la fin de la guerre pour libérer les otages, elle n’a pas hésité aussi à menacer le gouvernement : « Si mon garçon revient dans un sac mortuaire, je ne vous traduirai pas en justice, je me ferai justice moi-même. » Einav Zangauker est une héroïne, elle est d’abord une mère. Une mère qui veut retrouver son enfant.