Inutile de le dire : ce n’est pas précisément la rue des riches. Le grand reporter Albert Londres la traverse vers 1929 et se bouche le nez tant les odeurs l’incommodent : “Cette odeur est un mélange d’essence d’oignon, écrit-il, d’essence de hareng salé et d’essence de fumée de caftan, en admettant qu’un caftan fume comme fume la robe d’un cheval en nage.” Encore Albert Londres était-il judéophile : imaginez alors un antisémite traversant ce quartier ! Mais non, on ne peut même pas l’imaginer! Pauvreté certes, mauvaises odeurs, soit, mais quelle intensité, quelle effervescence culturelle ! C’est bien là un concentré de la vie juive polonaise d’avant le Khurbn, avec sa presse, ses maisons d’éditions, ses écoles, ses partis politiques, ses bibliothèques, ses oratoires orthodoxes ou hassidiques, ses théâtres…
Benny Mer
Nous visitons donc la rue Smotshè où passent tramway et charrettes, numéro après numéro, maisons aux cours innombrables, entre les rues Nowolipie et Stawki, traversant du nord au sud ce qui serait le ghetto, touristes un peu spéciaux puisque pas la moindre trace d’existence de l’endroit n’a subsisté, et pour cause. Ce livre, est une enquête qui vient après. Après les témoignages des survivants du Ghetto, après les livres des historiens. Ces sortes d’enquêtes qui surgissent quand il n’y a plus rien. L’auteur le mentionne lui-même : sa démarche s’inscrit dans celle de Patrick Modiano avec Dora Bruder ou de Daniel Mendelsohn avec Les disparus. Ceux qui partirent à la recherche improbable des traces et en rapportent du moins un beau livre. C’est ici le cas, où l’inscription de tous ces noms rencontrés vaut kaddish.