A événement exceptionnel, moyens exceptionnels. Ville organisatrice du concours de l’Eurovision cette année suite à la victoire de Netta en 2018, Tel-Aviv a vu les choses en grand : une cérémonie d’ouverture avec tapis rouge au Musée d’Art, une salle grandiose au Centre des Expos pour accueillir le show télévisé, une pluie de stars avec Bar Rafaeli en présentatrice et Madonna en invitée vedette, et la plus grande fan-zone du monde aménagée dans un immense parc le long de la mer. Des spectacles s’y succéderont sur 40 scènes, soit le nombre de pays invités, toute la semaine, jour et nuit, l’événement étant couplé avec les manifestations de la « Nuit blanche » jusqu’à la finale du 18 mai. « L’Eurovision est une occasion fantastique d’exposer notre ville-qui-ne-dort-jamais », s’enthousiasme Eytan Schwarz, chargé de tourisme auprès du maire Ron Huldai.
Il faut dire que l’Eurovision est l’un des plus gros événements médiatiques au monde avec 200 millions de téléspectateurs, sur tous les continents. Le Maroc y a même participé une fois en 1980 ; l’Australie y est conviée chaque année depuis 2015. Un gigantisme qui invite à prendre très au sérieux le concours, même si ce temple de la pyrotechnie et des paillettes demeure celui du kitsch.
Pour cette 64e édition, Tel-Aviv mise à fond sur la technologie et le fun. Le spectacle lui-même, réglé au millimètre par le Comité européen, disposera d’une touche digitale locale. Retransmis par la chaîne nationale Kann, il sera aussi diffusé en direct sur YouTube et trois canaux spéciaux, dont un en langues des signes. « Une prouesse technique », nous explique le conseiller en communication de la Fondation Edmond de Rothschild, qui appuie le projet. Quant au fun, il sera partout, sur l’écran comme au-dehors. Et pour bien marquer le ton gay friendly de l’Eurovision, Dana International, la gagnante de 1998, ouvrira le bal avec son titre « Diva » avant d’entonner « Tel-Aviv » d’Omer Adam, le tube devenu hymne de la ville et de la gay pride.
Pour ne pas gâcher la fête, des bus seront autorisés à circuler pendant shabbat. A vrai dire, c’était l’une des conditions posées par le Comité européen pour accueillir le con-cours. « L’an prochain à Jérusalem ! », lançait pourtant Netta après sa victoire. Mais la capitale israélienne est bien trop religieuse, trop conflictuelle, toute manifestation internationale y est compromise depuis
l’annonce de Trump niant les revendications palestiniennes sur sa partie orientale. Les Israéliens y ont renoncé sans regret, soulagés d’éviter un nouveau psychodrame après l’annulation du match de foot avec l’Argentine en 2018, du fait de l’obstination du gouvernement à le déplacer dans la ville trois fois sainte. A Tel-Aviv donc, le show, ses fans, sa publicité mondiale, les 20.000 touristes attendus dans les hôtels ou locations et les 25 millions d’euros de revenus directs prévus. Mais la ville blanche n’est-elle pas, malgré les critiques, la plus belle vitrine d’Israël pour cette grand-messe gay friendly ?
Entre patriotisme et diversité
Même organisée à Tel-Aviv, l’Eurovision restera très politique. Elle l’est pratiquement chaque année. Dès sa création en 1956 par les six fondateurs de la Communauté européenne (RFA, Benelux, France, Italie) et la Suisse, le télé-crochet est, plus qu’un échange de bluettes sentimentales, une compétition rude entre Etats dont l’issue sera encore dramatisée par le suspense interminable du décompte final avec le fameux système des « douze points » introduit en 1975. De fait, il n’a cessé d’être rythmé par des scandales, qu’ils soient musicaux ou non : la jeunesse de la gagnante belge Sandra Kim âgée de seulement 13 ans en 1986, ou encore le choix la même année de Tina Brauer, de confession juive, pour représenter l’Autriche au moment où Kurt Waldheim, ancien officier de la Wehrmacht, est élu chancelier.
Avec l’entrée de nouveaux membres (Israël en 1973), et singulièrement depuis la chute du Mur de Berlin en 1989, l’Eurovision est devenue un miroir de la géopolitique. De ses ententes, à travers les votes du bloc de l’Est et des pays nordiques. De ses tensions, surtout, comme lorsque l’Arménie marque le centenaire du génocide, que l’Ukraine chante contre les crimes de Staline en Crimée pour mieux dénoncer l’annexion par Poutine, ou que la Russie est exclue en 2017, car sa candidate est interdite d’entrer à Kiev. La victoire de la drag queen Conchita Wurst en 2014, qui justifie depuis aux yeux de la Turquie de boycotter le programme, vise là encore les régimes illibéraux.
C’est dire aussi combien l’Eurovision promeut la tolérance et la paix. Israël s’en est fait une spécialité depuis « Hallelujah » en 1979, sa deuxième victoire consécutive, jusqu’à l’exubérant « Toy » de Netta, ode à la différence à l’ère de #Metoo. Preuve qu’on peut imiter la poule et passer des messages. Sous son vernis kitsch, l’édition 2019 promet d’ailleurs d’être celle de toutes les crises avec le retrait de la candidate ukrainienne (trop proche de Moscou), la chanson de l’Italien Mahmood (dont trois mots en arabe choquent Salvini), la crise du Brexit, et bien sûr l’hôte Israël. Le groupe islandais Hatari, d’abord tenté par l’appel au boycott, prévient qu’il utilisera la scène de Tel-Aviv pour soutenir les Palestiniens.
Les défis de la « génération Y »
Faire oublier le conflit est loin d’être le seul défi pour Israël, qui joue avec l’Eurovision rien moins que sa légitimité internationale et sa normalisation. Selon l’index 2019 US News & World des pays les plus attractifs, il se classe 29e sur 80. Cependant il dégringole à la 49e place (du jamais vu, même avec l’Iran) pour la « génération Y » ; c’est-à-dire les jeunes nés dans les années 1980-90, biberonnés au digital et aux réseaux sociaux. Une claque pour la nation start-up !
L’étude de l’ONG israélienne Vibe Israel est plus alarmante encore. On y apprend que plus les personnes interrogées sont jeunes, moins elles manifestent d’intérêt pour Israël, non tant par mépris, mais, probablement pire, par indifférence. Au total, 84% n’ont jamais entendu parler de BDS, ce qui signifie que le conflit palestinien n’est plus en cause. Le nœud du problème, révèle l’étude, est l’autre conflit qui ronge le pays : Israël est perçu comme un ghetto religieux rétrograde. « Le secret du charme d’Israël n’est pas d’être juste une start-up nation, mais d’abord et avant tout la nation du peuple, une mosaïque humaine alliant innovation et tradition, Est et Ouest », a réagi le président Reuven Rivlin en recevant l’étude il y a deux mois.
C’est bien sur le terrain de la culture, de la technologie, mais aussi des idées et des valeurs, bref tout ce que Joseph Nye a théorisé à la fin des années 1980 comme étant le « soft power » (par opposition au « hard power » militaire, par exemple) qu’Israël doit désormais investir s’il veut compter sur la scène internationale et attirer les touristes comme les investisseurs. Cela ne signifie pas modeler une image marketée en tordant la réalité, mais donner à voir le meilleur du pays.
L’Eurovision et ses 200 millions de spectateurs offrent au gouvernement cette chance inouïe d’exalter, pour une fois, les valeurs d’ouverture et de tolérance qui existent, de promouvoir la richesse naturelle du pays que sont la beauté de ses paysages et la formidable résilience de son peuple au génie entrepreneurial, d’exposer les arts, le patrimoine historique ou celui de la cuisine, sans oublier l’apport des différentes communautés. Et l’Eurovision terminée, de persévérer sur cette voie. Comme avec les boules à facettes, une fois la neige et les paillettes retombées, le décor doit continuer de faire rêver.
L’Eurovision, « c’est la coupe du monde gay », selon la formule du journaliste de la BBC Scott Mills, lui-même ouvertement homosexuel. Entre les chorégraphies, les divas et son esprit cabaret à l’autodérision assumée, le show a toujours séduit le public gay. Il véhicule également depuis toujours les valeurs de tolérance sexuelle, même si c’était au début très discret. Qui sait que la chanson « Nous les amoureux » de Jean-Claude Pascal, représentant le Luxembourg en 1961, contait les amours entre deux hommes ?
Avec la performance de l’Islandais Paul Oscar en 1997, premier gay revendiqué, et plus encore la victoire de Dana International l’année suivante, l’Eurovision a fait un flamboyant coming-out. Depuis, le baiser lesbien du groupe russe t.A.T.u, le costume argenté de la drag queen ukrainienne Verka Serduchka et la barbe de Conchita Wurst ont marqué les esprits.
A Tel-Aviv, l’esprit gay de l’Eurovision atteindra son climax, la ville étant le Temple de la culture LGBT+, même si des critiques reprochent à Israël de faire du « pinkwashing » en étalant les vertus gay pour faire oublier la politique. C’est vrai, Israël est ce pays où une jeune fille est assassinée dans une Gay Pride. Reste que Tel-Aviv est aussi la plus grande capitale arc-en-ciel du Moyen-Orient et que les homosexuels israéliens ont plus de droits que leurs voisins persécutés et dans bien des pays d’Occident (les mariages civils du même sexe sont reconnus depuis 2006, l’adoption par GPA depuis 2008).
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