Au moment où son patrimoine plurimillénaire se retrouve sous les bombes, la plus grande collection d’artefacts de la bande de Gaza vient de réchapper en urgence à la destruction.
« Vous avez 30 minutes pour partir ! On va bombarder la tour, elle va être détruite ». Mercredi 10 septembre, au sixième jour de son offensive sur Gaza-City, alors qu’elle poursuit sa démolition des bâtiments les plus hauts de la ville, l’armée israélienne envoie ce SMS aux résidents de la tour Kawthar, dans le quartier de Rimal. L’endroit est désert, déjà vidé de ses habitants. Mais il renferme en son sein un trésor. Aussitôt, un vent de panique souffle de Gaza jusqu’à Jérusalem. Car c’est là, non loin des murailles de la Vieille Ville, dans le couvent dominicain Saint-Etienne, que se trouve l’école biblique et archéologique française (EBAF). L’Institution a sous sa responsabilité le tout dernier dépôt archéologique de Gaza, précieusement conservé au rez-de-chaussée de la fameuse tour de 13 étages.
Trente minutes, c’est bien insuffisant pour procéder à l’ordre d’évacuation. La réserve concentre sur 180 m3 les fruits de près de 30 ans de recherche archéologique provenant des cinq sites de fouilles de l’enclave palestinienne : des milliers de poteries, sarcophages, amphores, pièces de monnaie, mosaïques, stèles, sans compter des restes humains et d’animaux. « Des objets d’une valeur inestimable et extrêmement fragiles », nous explique un haut responsable de l’EBAF. La crainte des archéologues est alors d’avoir à abandonner ces vestiges aux bombes, de ne pas pouvoir tout sauver, mais aussi de « polluer » les objets qui pourraient en être extraits en les mêlant dans l’urgence à d’autres venus de sites différents. « La richesse d’un dépôt archéologique tient beaucoup à son organisation, un peu comme une bibliothèque. En le déplaçant, le risque est de mélanger des pièces. »
Course contre la montre
Le consulat général de France à Jérusalem est aussitôt prévenu, ainsi que l’UNESCO, « au plus haut niveau », souligne le responsable de l’EBAF. Il faut dire que le dépôt archéologique est placé sous la convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Le patriarcat latin de Jérusalem est également alerté puisque l’entrepôt est sous la garde de l’Eglise. À tous, l’école biblique fait la même requête : convaincre Tsahal de gagner du temps, à tout prix. « A force de démarches, de négociations et d’interventions en très haut lieu, on a réussi à obtenir des délais successifs pour évacuer plus tard dans la soirée, puis la nuit. Finalement on a arraché au COGAT (le coordinateur militaire) une évacuation pour le lendemain midi. » La course contre la montre se poursuit. Six heures seulement sont laissées à l’EBAF pour trouver des véhicules, empaqueter les artefacts, et quitter la zone avant le bombardement. Les équipes de l’ONG Première Urgence Internationale (PUI) sont déployées sur place. Mais elles manquent de tout. Il n’y a que deux semi-remorques, pas assez de cartons et trop peu d’essence. La paroisse catholique de la sainte-Famille vient leur prêter main-forte. D’autres organisations sont sollicitées pour la logistique. « Nos camions sont sans cesse visés par des tirs », s’alarme le chef du Programme alimentaire mondial. « Nos employés vont mourir et les vôtres aussi ! » Six camions seront utilisés pour évacuer la quasi-totalité de l’entrepôt. Un sauvetage mené in extremis, avant que la tour n’explose et retombe en poussière.
Qui pourrait imaginer que ce paysage de désolation qu’est devenu Gaza fut jadis une oasis luxuriante ? Située sur une bande de littoral entre la mer et le désert, la « vallée de Gaza » (Wadi Ghazza) a tiré profit de sa position clé au croisement des grandes routes caravanières entre l’Afrique et l’Asie pour faire émerger une cité prospère sous l’Antiquité, qualifiée d’« aromatophora » (distributrice des parfums) par Plutarque en référence au commerce de l’encens et des épices. Fondée durant la première moitié du IIIe millénaire, la cité-état passa sous domination égyptienne vers 1530 avant notre ère, devenant un point de départ de Pharaon vers la conquête de Canaan. Son nom « Hazattu », d’où dérive le nom arabe de « Ghazza » (la « forte » ou « forteresse »), apparait ainsi pour la première fois dans des textes du règne de Thoutmosis III (1504-1450 avant notre ère).

Débouché maritime, carrefour commercial mais aussi nœud stratégique, Gaza fut un enjeu de rivalité entre les grands Empires de la vallée du Nil et du Moyen-Orient. Au fil des siècles, elle passa entre les mains des Egyptiens, Philistins, Assyriens, Babyloniens, Perses et Grecs, fut judaïsée par les Hasmonéens, avant d’être conquise par les Romains, les Mamelouks puis les Ottomans. Non sans résistance. L’épisode légendaire de Samson, défait par les Philistins et condamné à tourner une meule dans la prison de Gaza illustre bien cet infernal affrontement.
Il se vengera en faisant s’écrouler sur ses ennemis les colonnes d’un temple, où il succombera aussi. Alexandre le Grand crut facile la prise de Gaza ; son siège durera deux mois en -332 en raison d’un travail de sape avec des galeries creusées dans le sol. Une guerre des tunnels, déjà.
Les sites fouillés par l’EBAF témoignent surtout de l’importance de Gaza aux périodes romaine et byzantine. Une grande nécropole romaine a ainsi été découverte en 2012 dans le nord de l’enclave, à Ard-al-Moharbeen. Tout proche, le complexe d’al-Mukhaytim comprenant église, chapelle et baptistère était recouvert de magnifiques mosaïques florales et animalières. Enfin, au centre de la bande de Gaza, le monastère fondé au IVe siècle par Hilarion, le fondateur du monachisme palestinien, est l’un des plus grands complexes religieux de Terre sainte.
Patrimoine bombardé
Ce patrimoine, les Gazaouis l’ont redécouvert suite aux accords d’Oslo, en 1993. Le boom de l’immobilier a entraîné la mise au jour de trésors archéologiques qui regorgent dans toute la région. Deux ans plus tard naissait le service des Antiquités de Gaza, avec le soutien de l’EBAF. Des centaines de jeunes ont depuis été formés aux chantiers de fouilles, à la préservation et à la médiation des vestiges. Le dernier grand projet de valorisation du patrimoine, lancé en 2017 par l’EBAF et l’ONG PUI, a pour nom « Intiqal 2030 » : transmission. Mais que transmettre désormais quand presque tout a été détruit ?
Les premières atteintes à l’archéologie datent de l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2006. Contrairement à d’autres groupes terroristes, le Hamas ne cherche pas à dynamiter les antiquités par idéologie. Mais il est insensible à la notion de patrimoine, a fortiori non islamiste. Et quand il ne s’accapare pas les pièces les plus précieuses pour les écouler, il les détruit. Une partie de l’antique port grec d’Anthédon a été ravagée au bulldozer pour faire place à un camp d’entraînement militaire. De même que Tel-Es-Sakan, la plus grande cité cananéenne établie entre l’Egypte et la Palestine, où une équipe française fouillait depuis 20 ans. Par chance, quelques 500 artefacts ont été sauvés par Jawdat Khoudary, un riche entrepreneur en bâtiment et travaux publics qui les a exposés dans son musée du Nord de Gaza-Ville, avant de les soustraire au Hamas. Un protocole signé en 2024 avec l’Autorité palestinienne confie à la ville de Genève la protection de ces pièces, présentées cet été à l’Institut du monde arabe dans l’exposition Trésors sauvés de Gaza.
Depuis le début de la guerre lancée en riposte aux massacres du 7-Octobre, le patrimoine plurimillénaire de Gaza est menacé. 70% du bâti y aurait été rasé ou rendu inhabitable. L’UNESCO a recensé des dégâts sur 110 sites culturels, dont 13 religieux, 77 bâtiments d’intérêt culturel ou artistique, un musée et sept sites archéologiques. L’église de Sainte-Porphyre est en partie détruite, il ne reste qu’un pan de mur du musée du Palais du Pacha, un château mamelouk du XIIIe siècle et le monastère de Saint Hilarion ne doit sa préservation qu’à son inscription en urgence le 26 juillet 2024 sur la liste du patrimoine mondial en péril. Selon l’association israélienne Emek Shaveh, le bombardement de l’entrepôt de l’EBAF est « la continuation de la politique de destruction et d’annihilation dans la bande de Gaza, qui a également visé des sites du patrimoine […], la plupart sans lien connu avec des besoins militaires. »
S’il a pu être sauvé, le dépôt archéologique n’est pas entièrement mis hors de danger. Il se trouve aujourd’hui quelque part dans l’enclave « malgré les tentatives maladroites de certains acteurs de l’Autorité des Antiquités d’Israël de lui faire traverser la frontière pour le passer dans le patrimoine israélien », soupire un haut responsable de l’EBAF. Au milieu des ruines de Gaza, alors que les combats continuent de faire des victimes civiles, il demeure un trésor en péril.






