Abnousse Shalmani : l’enivrante liberté

Sarah Borensztein
À l’ère des identités malades, de la concurrence victimaire, des fausses féministes et des supposés antiracistes recyclant le racisme pour lui donner « bon teint », l’écrivain français Abnousse Shalmani réintroduit intelligence et savoir dans une époque de folie et d’inculture.
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Si ce nom ne vous évoque rien, c’est probablement que vous arrivez de Mars. Si vous ne la connaissez que par ses interventions télévisées, précipitez-vous chez votre libraire. Car Abnousse Shalmani est, avant tout, écrivain. Oui, écrivain. La féminisation des mots à tout-va et l’écriture inclusive, très peu pour elle ! Elle, qui considère que le féminisme, c’est être reconnue pour son métier, son œuvre, et non son sexe, le martèle régulièrement : « Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours dit ‘‘je veux être écrivain français’’, personne ne me fera devenir écrivaine ! »

Abnousse est de ces femmes fortes qui redonnent au mot féminisme les lettres de noblesse qu’il a perdues depuis quelques années. Chez elle, point de complainte, point de victimisation ou, pire, d’essentialisation des femmes. Elle réclame un féminisme de la preuve par les faits. Quand il le faut, on saisit la justice, on entre dans les tribunaux, les institutions et les assemblées, on tape du poing sur la table et on exige ses droits. Mais quand le droit est établi, on ne chouine pas. On s’arme de courage et de volonté, et on bosse ! Pas question de vision complotiste de la guerre des sexes façon « Protocole des Sages de Sion » du patriarcat. Pas question de dire « les hommes », comme s’ils formaient une masse homogène. Et ce, à plus forte raison, parce qu’elle le rappelle souvent : « Pour beaucoup de femmes de culture arabo-musulmane, notre indépendance, on l’a gagnée avec nos pères. »

Son premier livre, Khomeiny, Sade et moi (Éditions Grasset) est à l’image de son auteur : volcanique et élégant. Dès la première page, où elle raconte son voilement forcé et son réflexe enfantin de révolte – se mettre nue – dès les premières phrases et ce « Et beaucoup ont vu. Mon cul. », on éclate de rire et l’on tombe instantanément amoureux. Amoureux de cette plume incisive et belle, amoureux de ce verbe haut, de cette effronterie et cet humour savoureux, amoureux de cette liberté d’esprit et de ton, de cette sensualité du langage. On se plonge dans ce livre et on ne décroche plus de ces pages qui donnent à la fois envie de se révolter et de faire l’amour. Douce insoumission, passion du savoir émancipateur, célébration magnifique du corps féminin. Balancez tous vos bouquins qui parlent de sorcières et de magie, de sororité narcissique pour occidentale embourgeoisée qui cherche à tromper l’ennui en s’inventant un destin. Et foncez lire ce livre. Le voilà, le féminisme, le vrai. Celui qui célèbre la féminité sans flatteries, qui honore la liberté des femmes sans les idéaliser. La sensualité et la puissance des femmes, deux piliers du temple d’Abnousse. Piliers qu’elle a, encore récemment, mis en lumière dans son livre J’ai péché, péché dans le plaisir (Éditions Grasset), où elle fait se rencontrer deux femmes hors du commun : Forough Farrokhzad, poète iranien des années 1950, et Marie de Régnier, poète et écrivain français du début du XXe siècle.

Le flou artistique du métèque

Abnousse, que l’on est vite tenté de nommer par son prénom, tant elle déborde de naturel. Bonne vivante assumée, franche et directe, souriante même après un semblant d’éclat de colère, aimant l’humour et les bons mots, cette tête bien faite, à la plume ciselée, sait surtout ramener de l’humain et du réel dans un monde qui oscille entre slogans victimaires et aseptisation politiquement correcte.

Ainsi, sur le terrain de l’identité, elle réintroduit les infinies variations de l’être, les questions sans réponses, les zones d’ombre, et célèbre le concept du « cul entre deux chaises ». Son Éloge du métèque (Éditions Grasset) est une bouffée d’oxygène. Car on en crève, de ces nouvelles identités corsetées, sûres d’elles, s’aimant beaucoup trop ou se détestant tout autant. Abnousse, elle, nous raconte le tremblement intérieur de l’exil, la recherche de repères, la rencontre avec l’Autre qui, parfois, a vécu un autre drame.

Elle dit surtout comment votre « métèquerie » ne vous rend pas meilleur, mais vous donne la possibilité de « faire un pas de côté », porter un autre regard sur les choses, vous impliquer tout en conservant une capacité de recul. Parce que vos yeux ont vu autre chose, que votre sang a bouilli ou s’est glacé sous d’autres latitudes, que vous savez ce qu’est une dictature ou une guerre, et que le regard que pose l’Autre sur vous, vous rappelle régulièrement que vous êtes, tour à tour, surestimé ou méprisé, donc souvent assigné. Raison de plus pour ne pas se laisser définir, ni par les racistes, ni par les bonnes âmes. « Le métèque », nous dit l’écrivain, « est une liberté qui flotte », « [il] se révèle insaisissable : telle une anguille, il nous échappe chaque fois que nous tentons de le définir. Il est inclassable par nature. »

À la lecture de ce flou artistique du métèque, on songe tout de suite à l’identité juive, elle aussi, si difficile à définir – et c’est tant mieux – et, elle aussi, toujours faite d’apologie ou de mépris. Être juif, c’est être occidental, mais jamais assez. C’est être oriental, mais jamais « pour de vrai ». C’est être étranger, mais trop ressemblant aux autochtones. C’est être autochtone, mais accusé d’être un néocolonial. C’est être trop religieux. Trop laïque. C’est être patriote de son pays, mais soupçonné d’être un agent d’intérêts étrangers. C’est avoir la mémoire des sens de l’Orient et de l’Occident en même temps. C’est ne pas trop savoir ce qui nous différencie des autres, et s’en ficher pas mal. Ou passer ses nuits à disserter sur le sujet. C’est se sentir déraciné et, tout à la fois, parfaitement à sa place.

Laïcité, espace de liberté

Ce qui fait bondir Abnousse, c’est l’assignation à résidence identitaire. Raison pour laquelle, si elle célèbre le fait de pouvoir être pétrie de plusieurs cultures, et rappelle le cosmopolitisme historique de Paris, elle déploie également une défense acharnée de la laïcité. Quoi de plus logique ? C’est cette laïcité qui vous assurera la possibilité d’appartenir à plus d’une maison à la fois ou de déménager, si cela vous chante, quand la religion cherchera à vous enfermer « chez les vôtres » et à fermer la porte à double tour. Son amour de la laïcité, Abnousse le doit à son amour de la liberté. Les arguments fallacieux, arborant la liberté de conviction, n’ont aucune prise sur elle. Elle a connu la révolution islamique en Iran, bien sûr, mais a surtout fait des études d’histoire. Elle sait ce que la religion peut faire quand on lui laisse les rênes. En novembre dernier, à l’occasion de la remise des prix de la Laïcité, elle a, en tant que présidente du jury, prononcé un discours puissant dans la grande salle de la mairie de Paris. Discours acclamé, et maintes fois relayé, qui dénonçait les lâchetés, renoncements et hypocrisies face à la montée de l’islamisme.

L’écho fut tel, que les Éditions de l’Observatoire ont demandé à l’écrivain de produire une version plus longue et étoffée du texte, afin de le publier. Version désormais disponible en librairie sous le titre Laïcité, j’écris ton nom (Éditions de l’Observatoire). Elle y explore la haine de soi de la France et la condescendance envers l’immigré qui doit « faire l’immigré » pour nous renvoyer un exotisme satisfaisant. Fidèle à ses amours, elle évoque son « siècle de cœur », qu’elle considère comme fondateur : le siècle libertin. Puisqu’ainsi qu’elle le dit, « la libération de la tête passe par celle du corps », mais aussi, par le pouvoir du blasphème et de la caricature, anticorps magiques nécessaires aux religions pour rester saines. Le grand sujet du texte étant, évidemment, l’islamisme qui « tue des musulmans athées au Pakistan, des étudiants iraniens, des femmes indonésiennes, des hommes malaisiens, des catholiques nigérians, des Juifs en Occident comme en Israël. Des Juifs partout. »

C’est peu dire que le pogrom du 7 octobre a bouleversé l’écrivain français. « Moi, ce que j’ai vécu, c’est une attaque directe, brutale, à mon humanité. Je me sens concernée ! Et il était hors de question, à ce moment-là, de reculer d’un pas », déclarait-elle récemment au micro de Sophie Nahum, documentariste ayant beaucoup travaillé sur les derniers survivants de la Shoah. Et d’ajouter : « Ce qui m’a émue et continue à me bouleverser, c’est le sentiment d’isolement, de solitude, d’abandon des Juifs. C’est-à-dire qu’une composante de la République… des Français juifs se sentent abandonnés parce que Juifs. Ça ce n’est pas possible. Quand on a une augmentation de 1000 % des actes antisémites, en fait, faut peut-être qu’on arrête de réfléchir et juste, on dit stop, et on cogne. » Humaniste et universaliste, le sujet de l’antisémitisme la touche particulièrement. Tout comme celui du travail de Mémoire, qu’elle fait remonter à une tradition familiale née dans les années 60, en Iran, où son grand-père avait découvert, effaré, l’histoire de la Shoah, avant de ramener à la maison un livre sur le sujet. Un pan d’histoire qui est, depuis, resté comme une transmission au sein de la famille Shalmani.

Pourquoi faut-il tant lire Abnousse Shalmani ? Parce que sa critique des dérives identitaires actuelles ne cherche pas à délégitimer le combat pour l’égalité entre tous. Il est, au contraire, question de défendre des combats qui lui sont chers – la lutte contre le sexisme, le racisme, l’homophobie et l’antisémitisme – et qu’elle refuse de laisser pervertir et trahir, entre des mains malhonnêtes ou ignorantes et incultes. L’époque a ceci de terrible qu’elle transforme en blague, voire en insulte, des sujets qui sont si importants. Abnousse nous rappelle, avec force, que féminisme et antiracisme peuvent être de très jolis mots, quand on leur reste fidèle. 

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Nicky De Mayer
Nicky De Mayer
2 mois il y a

Quel bel article, hommage à une belle personne!

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